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«Fractures françaises»: la France des invisibles mise en lumière

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JOL Press : Comment le discours médiatique « ghettoïse-t-il » idéologiquement les oppositions sociales ?
 

Christophe Guilluy : Depuis les émeutes urbaines de Vaulx-en-Velin dans la banlieue lyonnaise en 1979, les médias ont créé l’image stéréotypée de la « banlieue-ghetto », symbole de la crise de la société française. Devenue omniprésente dans les médias, la thématique des banlieues participe à la construction d’une représentation erronée de la société française et occulte les autres classes populaires, également touchées par la fragilité sociale et exclues des logiques de mondialisation.

Soyons clairs, il ne s’agit pas de nier les difficultés existantes dans ces quartiers, mais d’établir les véritables dynamiques à l’œuvre sur l’ensemble des territoires de la société française. Aujourd’hui, les médias et les décideurs politiques – le Front national notamment – redécouvrent la France dite « invisible », et la mettent en lumière.

JOL Press : Comment la mondialisation a-t-elle reconfiguré les territoires ?
 

Christophe Guilluy : La France est aujourd’hui coupée en deux : une « France métropolitaine » qui concentre près de 40% de la population, et une « France périphérique » où se répartit près de 60% de la population. Alors que les métropoles produisent deux tiers du PIB et enregistrent un double mouvement d’embourgeoisement – gentrification –  de l’ensemble de son parc privé, et d’immigration de son parc social, la France périphérique – les petites et moyennes villes, les zones rurales et certaines franches péri-urbaines – est mise à l’écart de l’économie-monde. Elle est composée à la fois  d’ouvriers, d’employés, de paysans, de retraités qui ont dû mal à boucler les fins de mois, de jeunes qui ont du mal à faire jouer l’ascenseur social et de chômeurs.

Hier, la classe ouvrière pouvait vivre là où la richesse était produite, car le marché, qui avait besoin d’elle afin de faire tourner l’économie, créait les conditions favorables à sa présence. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas et 60% de la population se trouve exclue de la société française, gouvernée par les logiques  de la mondialisation. Cela a créé un malaise social profond au sein de la société française et explique en partie la montée du vote frontiste ainsi que celle de l’abstentionnisme.

JOL Press : Vous expliquez dans votre livre qu’en plus des logiques économiques et sociales expliquant les nouveaux rapports sociaux, un déterminant culturel apparait. Quelles en sont les conséquences sur le schéma démographique français ?
 

[image:2,s] Christophe Guilluy : Le constat est frappant : aujourd’hui, la France se caractérise par une grande instabilité démographique où l’équilibre traditionnel entre « majorité » et « minorité » est de plus en plus fragile. Elles deviennent de plus en plus relatives.

Jusqu’à la fin des années 1970, les immigrés allaient là où il y avait du travail et côtoyaient alors les classes populaires d’origine française ou européenne : l’ouvrier français jouait un rôle de prescripteur culturel pour les  nouvelles populations. Aujourd’hui, l’immigration récente est devenue essentiellement familiale. Elle s’installe dans les quartiers sociaux des métropoles et des banlieues, là où se concentrent déjà des populations immigrées. Ces territoires sont devenus des sas, où on y entre beaucoup et on y sort beaucoup. Les zus accueillent désormais majoritairement une population issue de l’immigration. Les logiques économiques, foncières et in fine d’évitement expliquent que les catégories d’origine francaise et d’immigration ancienne sont désormais minoritaires dans ces quartiers.

JOL Press : En quoi cette distanciation territoriale tue-t-elle ce que vous appelez le « vivre-ensemble » ?
 

Christophe Guilluy : Or, aujourd’hui, on assiste à un séparatisme qui s’étend à l’ensemble des catégories sociales : des couches supérieures aux classes les plus modestes, en passant par « boboland ». Comme je l’ai dit précédemment, les classes populaires d’origine française ne vivent plus là où l’immigration récente s’installe. Il en est de même pour les populations aisées installées à l’écart, dans des communes ou quartiers huppés.

Par ailleurs, l’idéal de la ville mixte, où coexistent bobos et nouvelles populations immigrées connait également des limites. L’embourgeoisement des quartiers crée une segmentation sociale et culturelle. Dans les quartiers mixtes et boboïsés, on assiste à des pratiques d’évitement plus subtiles qui se jouent à l’echelle de l’immeuble, et dans les pratiques d’évitement scolaire. Dans les quartiers mixtes, les « fontières invisibles » sont très efficaces.

JOL Press : Pensez-vous que les partis politiques prennent progressivement conscience de l’importance de la France périphérique ?
 

Christophe Guilluy : Malgré les discours tenus sur la mondialisation heureuse depuis des années, les classes populaires  observent la montée du chômage, du développement du temps partiel et de l’intérim. Elles se sont donc détournées des dirigeants politiques traditionnels pour gonfler les rangs des abstentionnistes et du Front national. 

Portés par des électorats relativement protégés de la mondilisation  – retraités pour UMP, fonctionaires pour PS -, il est très difficile pour les partis de gouvernement de prendre en compte la réalité des catégories populaires, celles qui sont au front de la mondialisation. 

Néanmoins, je pense que nous sommes arrivés à un point où les politiques seront contraints de bouger, notamment parce qu’ils commencent à comprendre que leurs représentations des classes populaires, moyennes, sont erronées. Le retour dans le débat des nouvelles catégories populaires et de la France périphérique est à ce titre significatif. J’ai été notamment reçu il y a une quinzaine de jours par le président François Hollande et consulté à deux reprises par Nicolas Sarkozy en 2012. 

Propos recueillis par Carole Sauvage pour JOL Press

Fractures françaises, écrit par Christophe Guilluy, publié chez Flammarion, 8 euros.

Christophe Guilluy  est géographe. Chercheur auprés des collectivités locales et d’organismes publics, il est notamment l’auteur, avec Christophe Noyé, de l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France (Autrement, 2004).

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