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Kazakhstan: quand le dictateur Nazarbaev testait ses ministres

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« En guerrier solitaire, je me dresse contre un monolithe qui possède d’immenses moyens et profite d’énormes complicités. Je n’espère pas le vaincre, j’espère tout simplement être entendu. » Ce guerrier solitaire, c’est Viktor Khrapounov, ancien maire d’Almaty, ex-ministre de l’Énergie du Kazakhstan, contraint désormais à l’exil. Depuis la Suisse où il réside, il dresse un puissant réquisitoire sur les vingt ans de règne de Noursoultan Nazarbaev, ce jeune et dynamique président devenu, au fil des années, un vieux dictateur rusé et impitoyable.

Si le public occidental en sait si peu, c’est parce que le pouvoir kazakh jouit de la duplicité de moult gouvernements et multinationales. Des chefs d’État, parmi lesquels Nicolas Sarkozy et François Hollande, s’empressent de dérouler le tapis rouge devant ce leader d’apparence joviale, visé pendant des années par la justice de plusieurs pays pour avoir reçu des pots-de-vin somptueux en échange de juteux contrats.

À travers un récit haletant, Viktor Khrapounov nous plonge dans les réalités de ce pays lointain et mystérieux qu’est le Kazakhstan, et nous permet de mieux comprendre ce qu’il s’est passé dans le monde postsoviétique depuis l’éclatement de l’URSS en 1991.

Extraits de Nazarbaev, votre ami le dictateur de Viktor Khrapounov (Editions du Moment, novembre 2013) :

« Du jour où, pendant mon service militaire, j’ai aperçu Almaty d’un wagon à bestiaux, j’ai voué à cette ville un amour inconditionnel. Et voilà que le Président me donnait la possibilité d’y revenir, en maître des lieux.

S’agissait-il d’une promotion ou d’une éviction ? Pourquoi cette nomination ? D’une part, malgré mes réalisations dans le domaine de l’énergie – même le chef des Systèmes électriques unifiés de Russie, Anatoli Tchoubaïs, a affirmé lors d’une visite au Kazakhstan qu’il s’inclinait devant mes réformes énergétiques –, je gênais ceux qui bradaient les richesses du pays.

D’autre part, Almaty se trouvait en crise et avait besoin d’un management spécial. Or, je connaissais la ville par cœur, chaque quartier et chaque recoin, pour y habiter depuis 1970 et pour y avoir occupé plusieurs postes successifs, en particulier celui de maire adjoint, pendant plusieurs années. J’avais une parfaite connaissance non seulement de l’économie et du commerce de cette métropole, mais aussi de tous ses réseaux de communication – conduits de chaleur et d’eau, canalisations, réseaux électriques, réseau gazier, réseaux routiers, etc.

[image:2,s] Comme à l’accoutumée, le Président me soumit à une petite épreuve préalable. Le 15 juin 1997, je fus convoqué chez lui. Sans préambule, il m’annonça : « Tu iras en poste dans la région de Karaganda ». Or, Leila et moi venions d’avoir notre fils, Daniel. Je demandai alors : « Y a-t-il une possibilité pour que je reste à Almaty ? » Nazarbaev fronça les sourcils : « Pas question. Tu peux partir. » Il ne me restait plus qu’à tourner les talons.

Le lendemain, à ma grande surprise, j’appris par mes collègues ma nomination au poste de maire d’Almaty, tandis que mon fauteuil de ministre de l’Énergie et des Ressources naturelles revenait à l’ancien vice-Premier ministre, Dussembaï Douïssenov. Quant à l’ancien maire, Chalbaï Koulmakhanov, il fut nommé président du Comité d’État aux situations d’urgence, ce qui était clairement une rétrogradation.

 D’ailleurs, dès ma nomination, le Président me demanda de chercher des informations compromettantes sur mon prédécesseur. Il était inutile de refuser, mais je tentai de faire traîner la chose. J’affirmai à Nazarbaev que j’aurais besoin de temps pour « fouiller » dans les dossiers. Il me répondit qu’il me donnait deux mois grand maximum. Et en effet, au terme de ce délai, il me convoqua pour savoir où j’en étais. Je pris alors le risque de l’affronter : « Je ne trouve rien, donnez plutôt cet ordre aux services spéciaux ».

Il me répondit, à ma grande surprise : « Tu as raison, ne t’occupe plus de cela ». À ce jour, je ne sais toujours pas pourquoi le Président m’a fait cette demande. D’ailleurs, rien n’est arrivé à Koulmakhanov, qui est même devenu, en 2001, le gouverneur de la région d’Almaty.

Le Président voulait-il me tester ? Ou, méfiant comme il est, voulait-il vérifier des dénonciations qu’il aurait reçues au sujet de Koulmakhanov ? Homme suspicieux, il collectait des informations compromettantes sur chaque personne de son entourage. Une étape indispensable pour appliquer son adage, diviser pour mieux régner.

En trois ans de mon absence, l’état de la ville a fortement empiré. Comme la capitale allait être transférée à Astana, la ville avait été délaissée par le gouvernement : les routes étaient délabrées, l’éclairage de rue ne fonctionnait presque pas, la plupart des entreprises industrielles étaient à l’arrêt et les gens vivaient essentiellement grâce à leur débrouillardise, notamment en faisant du petit commerce.

Beaucoup se rendaient régulièrement en Chine et en revenaient chargés de marchandises, transportés sur leurs dos, qu’ils revendaient sur des marchés. Dans le même temps, les PME ne se développaient pas. Dans cette ville de 1,5 million d’habitants, seuls 7 500 commerces et services étaient enregistrés. Les employés municipaux, les instituteurs, les médecins souffraient de gros arriérés dans leur salaire, à la charge de la municipalité, et leur retraite.

Face à cette situation, les gens se sentaient démoralisés. Ils avaient perdu foi en eux-mêmes et en l’État. Ce constat me vrillait le cœur. Je devais trouver le moyen d’insuffler de l’espoir aux habitants de ma ville tant aimée. Pourquoi, d’ailleurs, Nazarbaev souhaitait-il transférer la capitale du Kazakhstan à Astana ? »

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Viktor Khrapounov, 65 ans, a été maire d’Almaty (ancienne capitale et la plus grande ville du Kazakhstan), ministre de l’Énergie, gouverneur du Kazakhstan-est et ministre aux Situations d’urgence. Contraint à l’exil depuis six ans par le régime de Nazarbaev, il vit en Suisse, à Genève.

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