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Les vraies fractures françaises masquées par les banlieues

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Des banlieues aux zones rurales, des métropoles aux petites villes, dans quel état se trouvent les couches populaires, après vingt ans de mondialisation ? Dans Fractures françaises, Christophe Guilluy nous propose une leçon inédite de géographie sociale. S’appuyant sur sa discipline, il révèle une situation des couches populaires très différente des représentations caricaturales habituelles. Leur évolution dessine une France minée par un séparatisme social et culturel. Derrière le trompe-l’œil d’une société apaisée, s’affirme en fait une crise profonde du « vivre ensemble ». Les solutions politiques et une nouvelle attitude sont possibles, pour peu que les nouveaux antagonismes qui travaillent la société soient reconnus et discutés publiquement. Il y a urgence : si la raison ne l’emportait pas, les pressions de la mondialisation qui élargissent les fractures sociales et culturelles risqueraient de faire exploser le modèle républicain.

Extraits de Fractures françaises – Christophe Guilluy, aux Editions Flammarion. 

UN GHETTO INTELLECTUEL ET MÉDIATIQUE

Certaines thématiques structurent plus que d’autres le discours dominant. Depuis 1990, la banlieue, les minorités et la classe moyenne occupent ainsi l’essentiel du discours des prescripteurs d’opinions et, singulièrement, de la classe politique. À aucun moment, la question de la pertinence de ces représentations sociales et territoriales n’a été posée ; celles-ci traduisent pourtant une interprétation très idéologique des oppositions sociales. La remise en cause des représentations sociales de la société française n’est pas un exercice « technique », ni même un débat sociologique. Cette critique des représentations courantes permet d’interroger la pertinence des discours politiques, médiatiques et culturels, et d’identifier ainsi l’une des causes majeures de la fracture entre le peuple et ses élites.

[image:2,s]La montée de l’abstention et du « populisme » est présentée comme un rejet du politique ou des partis. Elle est en réalité l’illustration d’un décalage croissant entre la réalité et les représentations qui influencent le discours des partis politiques. On comprend dans ce contexte que 67 % des Français ne fassent plus confiance ni à la gauche ni à la droite et que seulement une minorité d’entre eux arrive encore à se situer sur l’échelle gauche/droite 1.

Comment se sentir impliqué par un débat politique essentiellement centré sur des représentations erronées de la société française ? La crise démocratique est d’abord celle d’une grille de lecture dépassée. La question des banlieues occupe une place de choix dans cette grille. Il s’agit certainement de la thématique la plus médiatisée et certainement la plus erronée. Elle s’articule avec celle des classes moyennes. Ces deux thèmes ne sont pourtant jamais mis en relation. La littérature consacrée aux deux sujets est abondante, mais ne montre pas comment ces questions se nourrissent l’une de l’autre. Pourtant, l’une n’existe pas sans l’autre.

Les quartiers sensibles se définissent ainsi comme des territoires désertés par les classes moyennes. L’image de ces « no-middle-class-land » s’est construite en creux, en comparaison d’une classe moyenne majoritaire et intégrée vivant sur d’autres territoires, notamment périurbains. Cette analyse caricaturale d’une société divisée entre les « exclus » et les « petits-bourgeois », entre les cités et les pavillons, a été confortée par l’émergence de la thématique des minorités. Les exclus, ceux qui se concentrent dans les quartiers sensibles, font partie des minorités visibles, les classes moyennes appartenant mécaniquement à la majorité invisible. L’opposition d’une France des ghettos ethnicisés à une France des pavillons permet de valider l’idée d’une société structurée par un apartheid urbain et ethnique. Peu importe que les banlieues ne soient pas les ghettos américains, que la France pavillonnaire ne soit plus celle de l’ascension sociale des classes moyennes, et, qu’au final, cette géographie sociale n’existe pas. Cette construction sociologique et urbaine est désormais gravée dans le marbre politique et médiatique : des territoires et des populations qui ne seront jamais des classes moyennes face à des territoires qui, au contraire, y sont fermement arrimés. Cette doxa « sociospatiale » n’est pas seulement une posture médiatique, elle a des conséquences idéologiques profondes. Elle permet, nous le verrons, d’accompagner en douceur l’intégration à la mondialisation libérale en rendant obsolète la question sociale et ainsi de remplacer peu à peu l’égalitarisme républicain par un « égalitarisme multiculturel », beaucoup moins exigeant socialement.

La déconstruction du discours sur la banlieue, les minorités et les classes moyennes vise à remettre en cause une représentation idéologique de la société française afin de discerner les véritables dynamiques à l’œuvre dans la société et sur les territoires. En effet, « la banlieue » n’existe pas. Il ne s’agit évidemment pas là de remettre en cause l’existence de territoires urbains où vit les trois quarts de la population urbaine. Il ne s’agit pas non plus de nier l’évidence d’une concentration des difficultés sur certains territoires où les taux de chômage et de pauvreté sont effectivement très élevés. Il s’agit, en revanche, de nous interroger sur la signification du surgissement dans le discours politique du « ghetto à la française ». Stigmatisée et victimisée, la « banlieue-ghetto » participe à la construction d’une représentation erronée de la société française. Hormis le fait qu’elle empêche de poser le véritable diagnostic des quartiers sensibles, elle masque l’importance des nouvelles dynamiques urbaines et sociales. La situation des banlieues est d’abord la conséquence de l’émergence d’une nouvelle géographie sociale insuffisamment prise en compte.

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Fractures françaises, écrit par Christophe Guilluy, publié chez Flammarion, 8 euros.

Christophe Guilluy  est géographe. Chercheur auprès des collectivités locales et d’organismes publics, il est notamment l’auteur, avec Christophe Noyé, de l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France (Autrement, 2004).

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