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Manifestations en Bretagne: populaires, mais difficilement récupérables

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Dans un communiqué commun, CFDT, CGT, Solidaires, CFTC, UNSA, CFE-CGC et FSU ont estimé que le « pacte d’avenir » pour la Bretagne, en cours de construction, « est insuffisant ». « Aux propositions économiques qu’il contient, il faut ajouter un volet social conséquent qui prenne en compte l’urgence des situations. Ce pacte doit dessiner un avenir pour l’ensemble des filières et des territoires, ce qui passe également par un engagement fort des pouvoirs publics et des entreprises vis-à-vis des salariés », ont-ils expliqué. « Une réponse conjoncturelle ne peut suffire à une crise structurelle », ont-il ajouté.

Si l’élan initié en Bretagne est impressionnant, force est de constater qu’il échappe totalement à l’opposition. Ces manifestations sont-elles différentes des autres mouvements sociaux que la France a connus ? Eléments de réponse avec Erik Neveu, professeur de science politique et auteur de Sociologie des mouvements sociaux (Editions La Découverte – 2011). Entretien.

JOL Press : Comment expliquer l’absence de l’opposition sur ces sujets ?

Erik Neveu : Quand une banderole « Hollande démission » décore les quais de Quimper lors du rassemblement des Bonnets Rouges, on peut penser que l’opposition n’est pas muette. On peut présumer que les syndicats ont souhaité garder leur autonomie sur cet appel à manifester. Et si l’opposition espère, très logiquement, capitaliser les mécontentements aux municipales, elle a intérêt à adopter un profil bas. L’écotaxe ne fut-elle pas votée par gauche et droite unies ?

JOL Press : « Encouragé par la timidité et la pleutrerie du gouvernement qui leur cède tout, le patronat et les cléricaux des départements bretons vont faire manifester les nigauds », déclarait Jean-Luc Mélenchon, le 2 novembre dernier. N’aurait-il pas mieux fait de les soutenir ?

Erik Neveu : Il me semble que le Front de Gauche avait exprimé son appui à la manifestation de Carhaix appelée par la CGT et la CFDT en soutien des licenciés de l’agroalimentaire, mais se démarquant de celle de Quimper où le communiqué syndical voyait une coexistence des licencieurs et des licenciés.

En tant que chercheur, il ne m’appartient pas de soutenir ou de condamner des dirigeants politiques mais il y a en effet des dizaines de milliers de cochons « bretons » qui vont être abattus en Allemagne du fait du dumping social dans des abattoirs où sont honteusement exploités des salariés roumains ou polonais. Le sujet fait actuellement scandale chez nos amis allemands. L’écotaxe ne règle pas ce problème, mais elle participe d’une démarche qui sanctionne ces transports absurdes et polluants (car il arrive que les carcasses des porcs abattus reviennent aussi par la route).

On peut comprendre la colère des salariés licenciés et des agriculteurs menacés, le fait qu’elle se fixe sur un symbole que sont les portiques, mais accuser une taxe qui n’est pas appliquée des malheurs de l’agroalimentaire qui doivent à de multiples causes est discutable.

L’incapacité d’une partie du patronat, qui pousse les salariés à des actions dangereuses, à anticiper sur la fin annoncée de subventions, fait partie de ces causes. Les manifestants sont-ils « nigauds » et les « calotins » à la manœuvre ? Je ne le dirai pas et chacun en jugera, mais qu’il y ait d’impudentes manipulations est  une réalité.

JOL Press : En quoi le réveil de la Bretagne est-il différent des autres mouvements sociaux que la France a pu connaître ?

Erik Neveu : Sur trois points au moins. La Bretagne n’était pas une région de vieilles industries (sidérurgie, industries de main d’œuvre) ayant déjà subi une crise massive. Les pertes massives d’emplois qui interviennent actuellement ont donc le choc et l’émotion de la nouveauté, ce qui ne serait plus le cas en Lorraine ou dans le Pas de Calais.

En second lieu, le monde des chefs d’entreprise bretons est très organisé, bien structuré (Produire en Bretagne, Institut de Locarn) comparativement à beaucoup d’autres régions. Sa capacité de mobilisation est originale.

Cette organisation prend appui sur une sensibilité régionale, une identité bretonne bien réelle, spécialement dans le Finistère. Cela permet un « pont » qui peut surprendre. Le discours sur une région menacée ou négligée provoque une convergence réelle entre des composantes du monde entrepreneurial, des agriculteurs, des petits patrons (transporteurs, artisans) et même une part des ouvriers menacés de perdre leur travail.

On peut à la fois constater la réalité de ce ciment régionaliste qui fait prendre le mouvement et ne pas abandonner tout esprit critique à son égard quand on lit dans « Ouest France » que dans telle entreprise de volailles dont les dirigeants invitent leurs ouvriers à une solidarité « bretonne », on a embauché des ouvriers roumains dont les coûts sont bien moindres en charges sociales.

JOL Press : Pourquoi ces révoltes ne profitent-elle ni à l’UMP, ni au Front de Gauche, ni au FN ?

Erik Neveu : Attendons les élections municipales et européennes sans prétendre donner le bulletin météo d’un mouvement très singulier, contradictoire et capable d’évolutions très diverses.

JOL Press : Certains mouvements sociaux, selon le contexte économique et social dans lequel ils se lancent, sont-ils plus à même d’obtenir l’adhésion du grand public ?

Erik Neveu : Oui, bien sûr. Les ouvriers et salariés qui perdent leur emploi ne peuvent que susciter l’attention et la sympathie de l’opinion. Un sentiment de déception à l’égard de l’équipe gouvernementale, spécialement dans les classes populaires, peut exacerber le mécontentement et la sympathie pour ceux qui luttent.

La sensibilité régionaliste bretonne est un puissant levier de solidarité dans une bonne part de l’espace régional. Le mouvement breton a su aussi se mettre en scène d’une manière globalement sympathique, anticipant sur les attentes des médias, jouant sur les images et clichés d’une région où les gens seraient travailleurs, têtus, taciturnes mais aussi vigoureux dans le combat quand « on les cherche ».

Le « bonnet rouge » et la marée de drapeaux « Gwen ha du », les « démontages » de portiques sont des symboles qui passent bien en termes de communication. Reste à voir si le mouvement saura canaliser la colère et la violence qui peut aussi le desservir (coût des dégradations), si l’exercice de funambulisme qui fait participer du même discours « breton » ceux qui licencient et ceux qui sont licenciés pourra se pérenniser.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Erik Neveu est professeur de science politique à Sciences Po Rennes et membre de l’équipe CNRS du CRAPE (Centre de Recherches sur l’Action Politique en Europe).

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