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Quand la dépression est devenue un véritable business

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Le dévouement et la probité de la plupart des professionnels de la santé sont indubitables, mais la corruption s’est installée au cœur même du système. La logique du profit a devancé la science. Chaque année, près de 200 000 personnes décèdent en Europe d’effets médicamenteux qualifiés de « secondaires » ; les overdoses d’antidouleurs tuent plus que l’héroïne et la cocaïne réunies ; l’abus de médicaments a pollué jusqu’à l’eau du robinet, devenue un cocktail de Prozac, d’antibiotiques, d’anticancéreux et de perturbateurs endocriniens.

Extraits de Big pharma : une industrie toute-puissante qui joue avec notre santé, coordonné par Mikkel Borch-Jacobsen (Arènes éditions – 5 septembre 2013)

Prenons le cas de la dépression. Dans les années 1960, il s’agissait d’un trouble relativement rare affectant les personnes atteintes de dépressions dite « endogène » (c’est-à-dire non causée par des événements extérieurs) et qui était traité en hôpital psychiatrique. L’expression  de la détresse psychique courante, quant à elle, prenait de préférence la forme d’anxiété et de « crises de nerfs » pour lesquelles on prescrivait des benzodiazépines ou « tranquillisants » comme le Valium. La dépression était même si rare que dans les années 1950 le laboratoire Geigy avait d’abord décliné de développer l’imipramine, le premier antidépresseur, parce qu’il estimait le marché non rentable.  

En 1996, pourtant, un rapport de l’OMS annonçait que la dépression allait bientôt être l’un des deux grands problèmes de santé publique de la planète, tout juste après les troubles cardio-vasculaires. Comment expliquer une progression aussi phénoménale ? Les sociologues et les psychanalystes invoquent une prétendue « société dépressive », mais la raison est en fait beaucoup plus simple : c’est que la dépression a été « brandée » par des compagnies pharmaceutiques désireuses de créer un mouvement marché pour des médicaments dits « antidépresseurs ».

On se souvient, qu’au début des années 1980, une grande publicité avait été accordée dans les médias au caractère addictif des tranquillisants comme le Valium, ce qui avait immédiatement provoqué une chute des ventes de benzodiazépines. Il fallait donc leur trouver d’urgence des remplaçants. Le choix de l’industrie pharmaceutique, entraînée initialement par le laboratoire pharmaceutique Lilly, s’est porté sur une nouvelle catégorie de molécules, les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine ou ISRS. L’ironie est que ceux-ci n’étaient nullement perçus au départ comme des antidépresseurs. Lilly, qui avait synthétisé l’ISRS fluoxétine en 1972, ne savait toujours pas quoi en faire à la fin de la décennie et avait même explicitement décidé de ne pas la développer pour la dépression, car les essais cliniques faits en ce sens n’avaient pas été concluants, le vice-président du département Recherche & Développement avait ainsi déclaré au terme d’un exposé d’Alec Coppen sur les relations entre sérotonine et dépression : « Je remercie le Dr. Coppen pour sa contribution, mais je peux vous dire que nous ne développerons pas la fluxétine comme antidépresseur. »

[image:2,s]Toutefois, la crise des benzodiazépines ayant brutalement ouverts à la concurrence le vaste marché de l’anxiété et des troubles nerveux, Lilly décida de remplir le vide ainsi créé en marketant la fluoxétine comme un antidépresseur non addictif sous le nom de marque Prozac. Cette décision n’était nullement dictée par les propriétés antidépressives de la fluoxétine, lesquelles n’étaient pas particulièrement remarquables (pour ne pas dire nulles, ainsi qu’on va voir plus bas avec Irving Kirsch), et encore moins par son caractère non addictif. Il s’agissait simplement d’éviter toute association du Prozac avec les « tranquillisants » anxiolytiques, désormais perçus par les consommateurs qui était une pure décision marketing, les anxieux traités précédemment à coup de Valium ont été convertis en dépressifs souffrant d’une insuffisance en sérotonine à qui il convenait de donner du Prozac.

Soucieuse d’élargir le marché de son antidépresseur au- delà de la dépression « endogène » traitée en hôpital, Lilly a alors très délibérément concentré son marketing sur les généralistes plutôt que sur les psychiatres, en leur présentant le Prozac comme une version « soft » et sans effets secondaires des antidépresseurs de première et seconde génération et en les « éduquant » à reconnaître fatigue, insomnie, alcoolisme, ect.

Le succès de cette campagne a été fulgurant. Décomplexés vis-à-vis de leur collègues psychiatres les généralistes européens et américains se sont mis à prescrire des antidépresseurs pour tout et n’importe quoi, fournissement ainsi à leurs patients un nouvel idiome – un nouveau condition brand – dans lequel ils pouvaient faire entendre leur souffrances et leur mal être. Tous ceux qui auparavant se considéraient comme anxieux ou « nerveux » se sont reconnu dépressif, calquant ainsi leurs symptômes sur les médicaments réputés agir sur ces symptômes.

La progression quasi épidémique de la dépression durant les années 90 ne peut pas être séparéée de la promotion des ISRS par Lilly et d’autres compagnies pharmaceutiques :  la dépressions  « fin-de-siècle » est une création des antidépresseurs. Elle n’est pas la seule, car d’autres troubles psychiatriques ont vu le jour dans le sillage du Prozac et de ses soies Zoloft, Deroxat/Seroxat/Paxil, etc. N’oublions pas que la règle d’or du marketing est la différenciation : il faut à tout prix éviter que votre produit puisse être comparé avec ceux de la concurrence, faute de quoi cela entraînera sa « comoditisation » et sa mort commerciale. Or, les compagnies produisant des ISRS après Lilly se sont trouvées face à un marché de la dépression déjà dominé par le Prozac et elles ont donc dû promouvoir d’autres syndromes pour différencier leurs « me-toos ».

L’une des stratégies a consisté à remettre en valeur l’anxiété en la segmentant différemment. C’est ainsi que SmithKline Beecham a lancé la « phobie sociale », rebaptisée ensuite « trouble de l’anxiété sociale », afin de créer une niche de marché moléculaire est pourtant quasiment identique à la fluxétine de Lilly. Le même jeu de chaises musicales s’est poursuivi tout au long des années 1990, les compagnies faisant approuver leurs ISRS pour les conditions les plus diverses et variées. Entre 1987 et 2001, la FDA a ainsi accordé aux firmes produisant des ISRS des autorisations de mise sur le marché pour la dépression majeure, la dysthymie, la dépression gériatrique, les troubles obsessifs-compulsifs (TOC), le trouble panique (un marché jusque-là détenu par la benzodiazépine Xanax,) la boulimie nerveuse, la phobie sociale, le trouble de l’anxiété généralisée, le trouble dysphorique prémenstruel, le trouble d’anxiété généralisée, le trouble de stress post-traumatique et la neuropathie diabétique périphérique.

En à peine plus de dix ans, on a donc crée ou promu une nuée de syndromes censés répondre à une seule et même classe de molécules. Quant aux patients, ils ont généralement suivi le mouvement, en changeant de symptômes (ou plutôt de perception des symptômes) autant de fois qu’on le leur suggérait. Exactement comme dans le domaine de la mode, la demande des patients-consommateurs s’adapte constamment à l’offre qui leur est faite par l’industrie.

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Livre coordonné par Mikkel Borch-Jacobsen. Philosophe et historien, il enseigne à l’université de Washington et a consacré avec Anne Georget un documentaire au marketing pharmaceutique des maladies (Arte).

Avec John Abramson, de l’université Harvard ; Kalman Applbaum, professeur d’anthropologie médicale à l’université du Wisconsin ; David Healy, professeur de psychiatrie à l’université de Cardiff ; Irving Kirsch, directeur associé du Programme d’études sur le placebo de l’université Harvard ; Wolfgang Wodarg, médecin épidémiologiste et ex-député à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ; Hans Weiss, journaliste médical d’investigation…

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