Site icon La Revue Internationale

Droit au logement: la lutte contre l’expropriation continue au Cambodge

[image:1,l]

JOL Press : Pouvez-vous nous rappeler les raisons de l’incarcération de Yorm Bopha en 2012 ?
 

Yves Prigent : Elle a été incarcérée dans le cadre de manifestations liées à la lutte pour le droit au logement de la communauté d’habitants du quartier du lac Boeung Kak à Phnom Penh, une communauté touchée par tout un plan de destruction forcée de leurs habitations pour faire face à un projet immobilier.

Cela fait plusieurs années maintenant que différents représentants et groupes de communautés manifestent pour préserver leur habitat et faire valoir leurs droits. C’est dans ce contexte-là que Yorm Bopha a été arrêtée en septembre 2012, après avoir été accusée, en dépit de l’absence d’éléments à charge, d’avoir organisé une agression contre deux hommes.

JOL Press : Comment s’est passée sa détention ? Avait-elle le droit de voir sa famille ?

Yves Prigent : Suite à cette arrestation en septembre, elle a été emprisonnée dans la prison de Prey Sar, qui passe pour être l’un des centres de détention les plus durs de Phnom Penh. Elle a été incarcérée dans des conditions assez difficiles, qui sont celles de tous les détenus là-bas. Elle n’a pas eu un régime spécial, plus dur que les autres détenus, mais les conditions de base sont vraiment rudes.

Elle a eu des soucis de santé et des difficultés pour rester en contact avec ses proches, sa famille, et surtout son enfant. Cela a beaucoup pesé sur sa détention et a justifié, au bout d’un certain temps, que les autorités cambodgiennes se rendent compte que cela ne se passait pas bien. Sur les derniers mois de son incarcération, elle a donc été transférée dans un commissariat plus proche de sa famille, avec des conditions de détention plus décentes.

JOL Press : Comment a-t-elle appris sa libération ?
 

Yves Prigent : Le 22 novembre 2013, elle était devant la Cour suprême au Cambodge qui étudiait son recours en appel. Elle a pu s’exprimer pour défendre son cas avec son avocat. C’est à ce moment-là qu’elle a appris sa détention par les juges eux-mêmes. Elle n’a pas été libérée immédiatement : elle a d’abord été transférée au commissariat où elle était incarcérée pour régler toutes les démarches administratives, puis elle a été libérée quelques heures après.<!–jolstore–>

JOL Press : A-t-elle repris sa lutte pour défendre le droit au logement ?
 

Yves Prigent : Oui, elle est rentrée chez elle et elle a repris ses activités normales. Elle a repris son combat là où elle l’avait laissé. Elle peut à nouveau participer à toutes les mobilisations que les habitants du quartier ont pu mettre sur pied, avec ses proches, sa famille et tous les gens qui, avec elle, se battent pour le droit au logement dans ce quartier-là. C’est une libération sous caution mais qui n’est pas assortie de contraintes par rapport à une obligation de réserve.

JOL Press : Comment s’est organisée la lutte contre les expulsions forcées ? Quelles actions ont été menées par les militants ?
 

Yves Prigent : Les habitants ont fait de multiples actions, beaucoup de manifestations de rue, de démarches auprès des autorités en charge du dossier, que ce soit au niveau de la municipalité, de la région, du gouvernorat de Phnom Penh ou du Premier ministre. Ils ont été appuyés par une mobilisation dans tout le pays, et par d’autres ONG, y compris à l’international.

JOL Press : Les ONG et associations de défense sont-elles reconnues et écoutées par les autorités cambodgiennes ?
 

Yves Prigent : Les ONG au Cambodge prennent beaucoup de risques. Sur les deux ans qui se sont écoulés, il y a eu beaucoup de manœuvres de la part du gouvernement pour pouvoir changer les législations en vigueur par rapport à la vie des associations. Ils ont limité la possibilité de monter des associations, visant à restreindre aussi la liberté d’expression des représentants des associations, et les conditions de travail pour les ONG ou même les individus qui veulent défendre leurs droits sont très complexes. Il faut rappeler que l’on peut se faire incarcérer à tout moment au Cambodge pour l’expression pacifique de la défense de ses droits. Faire valoir ses droits et prendre le chemin d’une expression publique est encore très fragile au Cambodge.

JOL Press : Dans quels autres domaines les droits de l’homme sont-ils bafoués au Cambodge ?
 

Yves Prigent : Il y a toujours la question de la Justice, la question des conditions de détention, et la liberté d’expression et de manifestation comme je l’ai dit. On constate que certains syndicalistes sont inquiétés par la police voire tués. Ensuite, le système de poursuite judiciaire pour résoudre ce genre de cas est très lent, voire inefficace.

Il y a eu plusieurs cas d’assassinats ou de journalistes harcelés, et les poursuites ne sont souvent pas dirigées vers les bonnes personnes : ce sont des faire-valoir qui ont été incarcérés et désignés comme coupables, comme cela a été le cas pour Yorm Bopha. Il y a de réels dysfonctionnements de l’appareil judiciaire qui pèsent vraiment sur le pays. On constate également beaucoup de phénomènes d’accaparement de terres et d’expulsions forcées qui touchent des milliers de personnes.

JOL Press : Cela fait-il partie des séquelles laissées par la dictature des Khmers rouges au Cambodge ?
 

Yves Prigent : Oui, forcément. Il y a encore beaucoup de traces de la dictature, notamment parce que cela a été un traumatisme et une rupture énorme pour le pays. Il est très difficile de reconstituer une société civile derrière cela. On voit que près de quarante ans après, on est encore très loin d’une union intérieure et cela laisse forcément des traces en termes de violence politique. On voit que la société n’a pas encore tout à fait repris son fonctionnement « normal » concernant les libertés individuelles et les droits humains.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

——————————————————–

Yves Prigent est responsable du programme « Lutte contre la Pauvreté » pour Amnesty International France.

>> pétition de soutien à Yorm Bopha dans le cadre de la mobilisation « 10 jours pour signer » lancée par Amnesty International

Quitter la version mobile