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Faut-il faciliter l’accès à la haute fonction publique aux femmes?

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Comme les années précédentes, la promotion 2014-2015 de l’ENA rassemble 80 élèves. Mais, alors que les femmes représentaient 28,75% des admis en 2012 et 37,5% en 2011, elles sont 45% en 2013. Lors d’un colloque organisé mi-octobre dans les locaux parisiens de l’école, à l’occasion de la semaine de l’égalité professionnelle, les ministres des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, et de la Fonction publique, Marylise Lebranchu, avaient relevé une progression de la part des femmes dans les nominations de hauts fonctionnaires en 2013. Aujourd’hui, les résultats sont là.

JOL Press : C’est une première depuis la création, en 1945 : l’Ecole nationale d’administration (ENA) compte 45% de femmes dans sa nouvelle promotion. Comment expliquez-vous cette évolution ?

Saint-Preux : Depuis son arrivée la nouvelle directrice de l’ENA Nathalie Loiseau s’est clairement engagée pour ce qui est de favoriser l’accès des femmes à la haute fonction publique. Cette année comme l’an dernier le président du jury était une femme. Il est encore trop tôt pour dire si le résultat de cette année est simplement un cas particulier ou s’il va représenter une tendance de fond sur le long terme.

Jusqu’ici l’explication généralement avancée à la moindre présence de femmes parmi les admis au concours de l’ENA était que, malgré de bons résultats écrits qui les plaçaient à égalité avec les garçons pour l’admissibilité, elles ne montraient pas toujours les mêmes qualités de combativité ou d’assurance à l’oral. Cette situation est peut-être en train de changer, de même qu’il est probable que les attentes du jury se concentrent aussi désormais davantage sur d’autres aspects, plus « féminins » peut-être, qui étaient plus négligés auparavant.

JOL Press : Quelle vont-être les conséquences d’une telle évolution ?

Saint-Preux : A terme, on gagnera certainement une forme de rééquilibrage positif. Il ne faut pas cependant attendre trop et trop vite. Le simple accès à la haute fonction publique ne détermine pas la totalité d’une carrière. Par ailleurs on sort de l’ENA à un niveau de chef de bureau ou d’adjoint dans l’administration. Il faut de longues années avant de pouvoir atteindre des postes à responsabilité élevée de directeur ou de préfet et à ce niveau, être sorti de l’ENA ne fait pas tout.

Ensuite il convient de rester attentif au fait que nous sommes dans un moment de recul de l’Etat : il est contesté de toutes parts et on s’applique d’ailleurs à le faire dégrossir. De nos jours les postes de pouvoir sont loin d’être tous dans l’administration, on n’est plus à l’époque napoléonienne. Il y a beaucoup de carrières très attrayantes, de postes d’influence ailleurs dans le secteur privé, le journalisme, la politique, etc. Certains sociologues analysaient la féminisation du corps des magistrats ou des professeurs, il y a quelques années, comme un signe de perte d’influence sociale.

Il ne s’agit pas ici appliquer ce type d’analyse à une éventuelle féminisation renforcée de la haute fonction publique, mais il est certain que favoriser l’accès des femmes en ce domaine n’a pas nécessairement tout l’impact qu’on pourrait croire, à un moment où l’Etat lui-même est sommé de se mettre davantage en retrait.

JOL Press : « En 2012, les femmes représentent 25 % des cadres dirigeants et supérieurs de la fonction publique d’Etat, alors qu’elles sont 52 % parmi les agents », déplorait Najat Vallaud-Belkacem. Comment expliquer ce phénomène ?

Saint-Preux : Cela est notamment dû à cet « effet retard » que je viens d’évoquer : recruter aujourd’hui des femmes en nombre n’a peut-être d’effet bien visible que dans vingt ans. Il faut y ajouter la construction de carrière des gens. Du fait des congés de maternité et des congés parentaux, les femmes mettent leur carrière entre parenthèses plus souvent que les hommes. Elles portent plus souvent la charge des enfants et de leur éducation, ce qui constitue un frein.

L’ENA et la haute fonction publique sont d’ailleurs un monde où l’on comprend assez mal, malgré le discours ambiant assez consensuel et convenu sur ces sujets, que votre carrière puisse pâtir de vos enfants. Dans l’idéal, il faut mener les deux de front, mais il y a un inconscient assez fort qui conduit à considérer que, dans le monde performant de la haute fonction publique, les enfants ne sauraient constituer un problème et n’ont donc même pas à être évoqués.

JOL Press : Une loi votée en mars prévoit l’instauration progressive, sous peine de pénalités financières, d’un quota de femmes parmi les hauts fonctionnaires nommés chaque année. Qu’en pensez-vous ?

Saint-Preux : Avec ce type de dispositif on entre dans des démarches volontaristes et on se rapproche de la discrimination positive. Il y a un équilibre à trouver avec les principes constitutionnels d’égalité. Il est certain que sans un certain volontarisme, on est parfois incapable de contrer les pesanteurs et les conservatismes qui dominent une société.

Il faut faire attention que ce volontarisme ne finisse par contrer le principe fondamental d’universalité de la loi qui veut que toute loi particulière soit injuste, dès lors qu’elle favorise excessivement un groupe et, au lieu de rétablir l’égalité, crée de nouvelles inégalités. Les Etats-Unis eux-mêmes sont revenus parfois sur leurs politiques de discrimination positive qui contribuaient parfois à créer le sentiment que, comme le dit Orwell, certains étaient plus égaux que d’autres.

JOL Press : L’ENA est-elle encore une école de fabrique d’élites ? Si oui, de quelles élites parle-t-on ?

Saint-Preux : L’ENA est certainement encore une fabrique des élites et reste appelée à le demeurer, mais pas pour les raisons que l’on croit souvent. C’est ce que j’ai voulu dire dans mon livre. Elle l’est d’abord parce qu’elle occupe un espace nécessaire : si l’on supprimait l’ENA, il faudrait bien la remplacer par quelque chose, qui ne serait que le successeur de l’ENA, c’est-à-dire une chose identique peu ou prou, car on aura toujours besoin de former des hauts fonctionnaires.

[image:2,s]Quand la Révolution a aboli la royauté, on a supprimé le conseil du Roi et la chambre des comptes ; juste après, Napoléon a institué le Conseil d’Etat et la Cour des comptes… Ce serait la même chose avec l’ENA. Cela n’empêche pas, bien au contraire, de réformer l’ENA.

L’ENA est ensuite une fabrique des élites parce qu’elle fait surtout de la sélection, avant de propulser des jeunes gens vers des trajectoires de carrière où certains pourront effectivement occuper des fonctions réservées à une forme d’élite. Mais l’école elle-même est une école d’application. On y apprend moins des contenus académiques que des savoir-être, un mode de travail et de pensée. C’est là aussi qu’il faudrait agir.

Evidemment l’on rencontre à l’ENA beaucoup de gens très doués, de très fortes personnalités. Mais cette école forme avant tout des hauts fonctionnaires : cela suffit à comprendre, et l’histoire des promotions le démontre, que les chances de voir sortir de l’ENA des artistes révolutionnaires, des individus d’une spiritualité particulièrement profonde, ou d’une pensée philosophique spécialement originale ne sont pas plus élevées qu’à la sortie d’autres écoles. Cela devrait suffire à remettre l’ENA à sa juste place, s’il n’y avait cette capacité d’attraction qui fausse souvent le regard à son sujet.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Haut fonctionnaire, Saint-Preux est issu de la promotion Jean-Jacques Rousseau.

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