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Italie: l’austérité à l’épreuve de la mobilisation du peuple

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JOL Press : Le mouvement protestataire des « Forconi » est très difficile à appréhender par son hétérogénéité… qui regroupe-t-il en plus des agriculteurs l’ayant initié ?
 

René Merle : À vrai dire, c’est tout à fait nébuleux, parce que le mouvement des Forconi n’a pas une organisation permettant de repérer qui dirige. On a l’impression que le mouvement s’autogère avec des initiatives locales, qui sont remontées du sud vers les grandes cités du nord. On ne sait pas qui lance les mots d’ordre et les initiatives de blocage.

Ce qui est frappant et tout à fait nouveau, c’est que ce mouvement, regroupant à l’origine des paysans, puis des camionneurs, unis dans les Forconi, les fourches, a agrégé toutes sortes de secteurs sociaux en difficulté. Toute une jeunesse déboussolée par le manque de perspectives, des précaires et des chômeurs, a rejoint la protestation.

JOL Press : Ce mouvement a-t-il été « déclenché » par un événement particulier ou est-ce davantage la manifestation d’un ras-le-bol général face à l’accumulation des programmes d’austérité ? 
 

René Merle : On peut penser que c’est un ras-le-bol général. Il y a en Italie un discrédit de la classe politique, qui est ancien, mais qui s’est manifesté avec une acuité nouvelle dernièrement, avec l’arrivée aux commandes du gouvernement Letta, qui réunit à la fois les anciens communistes du centre gauche, du parti démocrate, et les partisans de Berlusconi. Ces derniers se sont empoignés pendant des années et gèrent aujourd’hui l’Italie, avec une aggravation de la politique d’austérité. C’est certainement la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Le ras-le-bol qui était latent a été extériorisé suite au désespoir provoqué par l’impuissance de la classe politique à sortir de l’austérité. Il n’y a pas eu d’événement déclencheur stricto sensu, c’est plus le climat ambiant des derniers mois, depuis la mise en place du gouvernement Letta.

JOL Press : Ce gouvernement n’est pourtant au pouvoir que depuis quelque mois, n’est-il pas surprenant que son départ soit réclamé dès maintenant ?
 

René Merle : Le peuple ne laisse pas de temps au gouvernement parce que ce dernier a annoncé qu’il allait continuer la politique économique menée par ses prédécesseurs. Effectivement, il est au pouvoir depuis très peu de temps, mais il a affiché clairement son projet pour l’avenir.

JOL Press : Les Forconi protestent donc contre les politiques d’austérité, avec la hausse des impôts et des taxes, mais également contre la corruption de la classe politique ?
 

René Merle : Exactement. La revendication des petits paysans et des camionneurs est très précise, ils souhaitent une diminution des taxes, notamment sur le gasoil. Comme on peut s’en douter, ce n’est pas cette taxe sur le gasoil qui conduit les jeunes précaires de Turin ou Milan à descendre dans la rue, ils veulent faire savoir que leur situation n’est plus supportable.

Ce qui est significatif, c’est qu’une partie des forces de police a manifesté sa solidarité aux protestataires. Le symbole est grand et atteste du sentiment partagé d’un désespoir face aux politiques d’austérité. Il faut s’imaginer, en France, des CRS enlevant leur casque et fraternisant avec les manifestants, cela ferait grand bruit.

JOL Press : En plus de ce geste de certains policiers, plusieurs partis politiques comme le mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo et la Ligue du Nord ont apporté leur soutien aux protestataires, comment réagissent les autres partis politiques ?
 

René Merle : Ce qui se passe actuellement est tout à fait singulier. Aux manifestants du début, s’est jointe une foule de jeunes, qui n’appartiennent à aucune organisation, ou viennent de l’extrême droite ou de l’extrême gauche. En France, avec les bonnets rouges, il y a une dimension régionale et identitaire forte, alors qu’en Italie, ce n’est pas du tout régional, les manifestations touchent toutes les régions. Elles sont d’ailleurs très brutales, puisqu’on bloque les autoroutes, les routes, les gares, les supermarchés, on oblige des magasins à fermer.

Les protestataires ont en effet reçu le soutien de Beppe Brillo, chef du mouvement 5 étoiles, et de Silvio Berlusconi, même s’il s’est un peu rétracté depuis. Les partis institutionnels, classiques, ont en revanche gardé leurs distances, l’initiative de soutien de Berlusconi restant privé, si l’on peut dire. Des personnes très différentes soutiennent le mouvement, si bien que si l’on peut le définir socialement, il est très difficile de le définir politiquement.

Pour l’expliquer il très important de regarder les mutations qu’a connues l’Italie. Depuis une vingtaine d’année, on assiste à la fin du fordisme. C’est la fin des grandes entreprises, comme Fiat à Turin ou les boites métallurgiques à Gênes. Ce changement a été encouragé par le patronat, parce qu’il y avait des luttes sociales très fortes, avec des syndicats très structurés. Le patronat a déplacé la production de grandes structures, vers toute une myriade de sous-traitants, de petits producteurs qui constituent désormais le tissu industriel de l’Italie du Nord. A l’heure actuelle, ils sont en plein désarroi, parce qu’avec la crise, ils n’arrivent plus à s’insérer dans une perspective de prospérité, beaucoup ferment boutiques, et donc, ils rejoignent en masse les protestataires.

JOL Press : A-t-on des informations sur la poursuite de la contestation ?
 

René Merle : On n’a aucune information. Cela a débuté le 9 décembre, et s’est prolongé jusqu’à la fin de la semaine, avec les réseaux sociaux notamment. Mais comme il n’y a pas de direction commune, on ne sait pas quelle sera la suite des événements. Ce qui est en revanche certain, c’est que ce n’est pas fini.

JOL Press : On a l’impression que la contestation depuis la crise se manifeste en Italie davantage de manière politique que par des mouvements massifs de rue, confirmez-vous cela ?
 

René Merle : Oui tout à fait. Le mouvement de Grillo, qui a émergé avec la crise, et a été structuré et élargi grâce à Internet, n’est pas un mouvement de rue, sinon par ses meetings, mais qui restent très pacifiques. L’objectif, c’est clairement les élections. Ce à quoi on a affaire avec le mouvement protestataire des Forconi est très différent, la perspective n’est pas électorale.

Il est certain que les élections européennes approchant, des partis comme la Ligue du Nord et les Cinq Étoiles vont essayer d’en profiter, mais dans l’immédiat, on n’a pas du tout l’impression qu’il s’agisse d’un mouvement qui se place dans une perspective électoraliste.

Propos recueillis par Rémy Brisson pour JOL Press

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