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«La Révolution Sida»: témoignage d’un rescapé

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Trente millions de personnes ont été tuées en trente ans par le virus du sida dans le monde. Cette épidémie n’en finit pas d’infliger la mort, mais depuis quinze ans, grâce aux traitements, aux trithérapies, de très nombreux séropositifs vivent presque normalement avec cette maladie devenue chronique.

Le sida a tout perturbé, la science, la médecine, la politique, le domaine social et associatif, et a contraint la société française à se réformer au plus profond d’elle-même. C’est ce que raconte ce livre.

Le combat contre cette maladie doit continuer car le virus, toujours aussi menaçant, n’a pas livré tous ses secrets. Et ceux qui le combattent doivent disposer des moyens nécessaires pour qu’un monde sans sida soit un jour possible. La révolution sida a tout bouleversé, beaucoup reconstruit, elle est toujours en marche.<!–jolstore–>

Extraits de La Révolution SIDA, d’Hélène Cardin et de Danielle Messager (Editions Odile Jacob)

Parole de témoin : Fred Bladou, 44 ans, rescapé 

Un jeune homme! Il a 44 ans, il en fait dix de moins avec son look très mode, charmeur, souriant, tatoué. Pourtant, il revient de très loin, son corps et son esprit ont été soumis à de rudes épreuves. Activiste dans l’âme, peut-être parce qu’il est né quelques semaines avant Mai 68, il fait partie des quelques pour cent de séropositifs contaminés dans les années 1980, qui ont survécu à tous les combats. Avant même qu’on lui pose la question, il raconte sans gêne. J’ai été contaminé en 1986 par voie sexuelle par l’un des plus beaux garçons de Paris, un barman du Palace, le fantasme de tous ceux qui fréquentaient cet endroit. Je suis parti avec lui, la bombe du Palace, devant tous mes copains désespérés, drogués et envieux, et il n’a pas été question de préservatif. J’avais 18 ans, j’avais déjà eu une relation très stable avec un garçon séronégatif pendant quatre ans. On savait tous que le virus du sida circulait dans les lieux qu’on fréquentait, on essayait de s’informer en lisant tout et n’importe quoi sans obtenir de certitudes. On craignait d’être contaminé par la sueur, par le contact direct avec le virus en se tenant à une barre dans le métro ou en s’embrassant tout en sachant pertinemment que la transmission s’effectuait par le sang et le sexe.

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La contamination

Deux ou trois semaines plus tard, je sors avec mes potes à Haute Tension, une autre boîte de nuit et je rencontre le beau barman qui n’avait pas l’air happy. « Qu’est-ce que tu as, tu fais la gueule ? » Il sort un papier de sa poche, c’était le résultat de son test, il était positif. Je faisais partie du milieu pédé de la nuit, de la fête, de la drogue et j’ai pris ça en pleine gueule. J’avais entendu dire que deux garçons étaient morts, mais ce n’était pas des copains, des relations de nuit et je savais qu’ils étaient des usagers de drogue par injections, héroïnomanes. Quelques jours plus tard, je fais une prise de sang au centre des maladies vénériennes rue d’Assas à Paris.

Au bout de plusieurs semaines, le résultat m’est donné par une infirmière qui a deux boîtes devant elle. Elle vient de donner un papier pris dans la boîte de gauche à un garçon qui est parti tout de suite, puis elle cherche le mien, elle le trouve dans la boîte de droite, j’ai compris. Elle me dit : « Je ne peux pas vous le donner, il faut que vous voyiez le médecin. » Et le médecin un peu triste de m’annoncer : « Désolé, vous avez le sida, il vous reste six mois à vivre… » Un choc extrêmement violent que je mets plusieurs heures à encaisser. Après, je compense ma souffrance, mon angoisse et ma peur de mourir par l’abus de drogue, de sexe pour avoir le sentiment d’être vivant et pour repousser les frontières de la mort. Je ne vais pas arrêter tout ce qui fait ma vie alors que je n’ai pas encore 19 ans.

Comment on fait pour conjurer le sort ? On est hyperbeau, superlooké, on sort toutes les nuits, on danse comme des dingues, on prend beaucoup de drogues, parce que c’est over cool de ne pas dormir et de ne pas penser et on baise avec des capotes. Car étant travailleur sexuel, j’ai déjà pris l’habitude des préservatifs à la demande des clients. 

La longue marche vers la maladie

Je reste dix ans tranquilles et j’occulte ma séropositivité. Je ne me confie qu’à mes amis très proches et à mes mecs car j’enchaîne les histoires d’amour, mais je ne veux pas voir de médecin, je suis de près les publications des associations et je sais qu’il n’existe pas de traitement. En plus, deux de mes meilleurs potes ont aussi été contaminés, l’un est mort et l’autre est dans un état effroyable, presque aveugle à cause d’un cyto-mégalovirus. Il est perfusé tous les matins chez lui et traité avec une bithérapie inefficace (AZT et DDI). Je vois seulement une dermatologue qui me conseille d’essayer l’AZT et de faire des analyses de sang. Je refuse tout. En 1995, je commence à avoir des problèmes de peau. Ma peau dont je suis si fier se couvre de plaques d’eczéma, l’effet des crèmes n’excède pas trois jours et ça recommence.

Puis j’ai des chapelets de ganglions dans le cou, jusque sur les trapèzes, sous les bras, à l’aine, et enfin des verrues au bout des doigts, autour des ongles, plus on les brûle plus elles reviennent. Je travaille dans la mode entre Paris, New York et Milan, je fais la musique des défilés. Dix mois plus tard, je fais une très grosse bronchite. À New York, un médecin me prescrit un traitement « très fort ». Arrivé à Milan, je ne peux plus me lever, plus respirer, je reste dix jours au lit jusqu’à ce que mon copain m’emmène à l’hôpital. Un ancien couvent où je suis installé dans une immense salle commune voûtée face à un crucifix de trois mètres sur deux.

Je n’ai pas pu supporter, je me suis dit qu’il fallait que je trouve la force de prendre un avion pour Paris. Le lendemain, assis dans l’avion, j’ai la visite de l’hôtesse qui me dit : « Vous avez de la chance d’avoir passé les contrôles, moi je ne vous aurais jamais laissé passer dans votre état. » Heureusement, nous avons décollé. À l’arrivée, un fauteuil roulant m’attend, j’ai perdu douze kilos en deux mois, je suis hospitalisé à l’hôpital de la Salpêtrière, le diagnostic tombe : pneumo-cystose des deux poumons, une nuit de plus dans la nature et je mourais. 

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