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Nouvel An en solitaire: un réveillon depuis sa cabine de conducteur

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Cédric Gentil conduit des trains depuis plus de dix ans. Depuis 2011, c’est à bord du RER A que ce conducteur trentenaire passe le plus clair de son temps. Avec plus d’un million de voyageurs quotidiens sur la ligne – la plus dense d’Europe – les journées de ce conducteur atypique sont, comme ses rames, bien remplies. 

Témoin privilégié

Son métier a fait de lui un formidable observateur. En première ligne des comportements humains parfois les plus extrêmes dans ce monde grouillant et souterrain, Cédric Gentil a commencé par décortiquer, analyser et raconter l’envers du décor sur Twitter. C’est en tweetant des anecdotes sur les retards des trains, les pannes, les incidents techniques, au retour du travail, qu’il s’est fait repérer sur la toile. Pour répondre de manière plus développée aux interrogations que suscitait sa profession, il a ensuite tenu un blog sur Libération qui a rencontré un franc succès. C’est maintenant dans un livre intitulé « Mesdames et messieurs, votre attention s’il vous plait » ( Editions Plon) qu’il partage son quotidien.

L’écriture lui permet de prendre du recul sur son métier et de redoubler d’attention sur le comportement des voyageurs ainsi que sur l’environnement qui l’entoure. Un exercice dans lequel il trouve « un certain équilibre » entre le fait de passer ses journées seul en cabine et de créer une interaction avec les lecteurs.

Seul à bord

La solitude, c’est bien ce qui l’a effrayé le plus lorsqu’il a débuté son métier, il y a une douzaine d’années. Seul à bord, les doutes arrivent. Mais au fil des mois, ce père de trois enfants comprend que c’est quelque chose qui s’apprend, comme le reste.

Cette solitude se ressent davantage à certains moments de l’année, comme en automne ou en hiver lorsque les jours raccourcissent et qu’il y a peu de lumière. Des périodes que redoutent les conducteurs, car elles sont propices aux « accidents voyageurs », un nom parfois déguisé pour parler des suicides.  

La hantise des suicides

Cédric Gentil a été confronté à ce type d’accidents lorsqu’il était encore sur la ligne 3. Depuis son poste de pilotage, il a vu sauté une femme de loin, à Père Lachaise. Pas encore entré dans la station, il a immédiatement appliqué tous les gestes de sécurité appris lors des trois mois intensifs de sa formation : freinage d’urgence, actionner les sablières pour déposer un filet de sable entre la roue et le rail afin de maximiser l’adhérence, puis demander la coupure de courant d’urgence pour éviter que la femme ne s’électrocute en tombant sur les rails : tous ces gestes en une fraction de seconde.  « La notion était totalement transformée, j’avais l’impression d’avancer au ralenti et que le train ne s’arrêterait jamais à temps » se souvient-il.

Après ces manipulations, il n’y avait plus rien à faire, à part attendre… Mais une fois arrêté, impossible de voir le corps de la femme : « Il a fallu que je me lève pour voir si elle était encore en vie, mais même debout je ne la voyais pas. Je suis immédiatement descendu sur le quai et c’est là que j’ai vu qu’elle était saine et sauve. Cela s’est joué à un mètre, à une demi seconde ». Sur le quai, ce sont des gens « choqués et tétanisés » qui assistent à la scène : « il n’y a pas eu de cris, ni de mouvements brusques, tout le monde était figé dans un grand silence, comme si nous avions fait un arrêt sur image ».

Dans les jours qui suivirent l’accident, Cédric Gentil a eu la confirmation que cette femme avait bien essayé de mettre fin à ses jours. Les suicides sont fréquents sur les lignes de métro et de RER : pratiquement tous ses collègues y ont déjà été confrontés. « En Ile de France,  un suicide se produit en moyenne tous les deux jours, entre le métro et le RER, précise-t-il. On essaye de s’y préparer, mais on ne sait jamais à l’avance comment l’on va réagir… J’y pense par périodes, particulièrement lors des fêtes de fin d’année lorsque des gens se retrouvent seuls,  sans argent, mais aussi au moment de la rentrée, en septembre, lorsque l’automne arrive : deux moments de l’année, où il y a le plus de suicides ; ce sont des choses que nous remarquons nous conducteurs ».

Après le traumatisme provoqué par une telle scène, rien d’étonnant à avoir le cœur serré dès que des jeunes gens chahutent sur le quai, ou lorsque des gens alcoolisés sèment la pagaille dans les wagons voyageurs: « Cela m’horripile au plus haut point. Ils ne s’imaginent pas ce que cela suscite chez nous » déplore-t-il.

Un sourire, un geste de la main

Malgré ces drames, son travail lui procure des moments de bonheur, notamment lorsque les gens sur le quai lui esquissent un sourire ou lui font un signe de la main : « ça peut paraître bête, voire un peu gnangnans, mais c’est tellement rare, que lorsque ces moments se produisent, je ne vois plus que ça et ils illuminent ma journée ».

« On peut transporter jusqu’à 2600 personnes dans un RER, mais en même temps, nous n’avons aucun contact direct avec eux », constate-t-il. Les interactions avec les passagers sont assez rares et se font souvent uniquement dans un sens : lors des fameuses annonces que l’on connait tous par coeur : « Mesdames et messieurs veuillez patienter pour régulation » ou « Pour votre sécurité, ne tentez pas l’ouverture des portes pendant l’arrêt du train ».

Quand il en a l’occasion, ce conducteur altruiste en profite donc pour faire des annonces insolites, qui « sortent des formules toutes faites et très stéréotypées qu’on leur apprend en formation ». Ce qui lui vaut parfois les félicitations des voyageurs, qui viennent jusqu’à l’avant du RER pour le remercier. Lorsque le train est bondé, il lui arrive également de faire monter les femmes enceintes dans sa cabine conducteur, mais aussi parfois les passionnés de train, les « ferrovipathes », mais aussi les touristes curieux.

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Les transports en commun: un « bouillon de culture »

« Humain ». C’est le premier mot qui vient à l’esprit de Cédric Gentil, lorsqu’il pense à son travail. Persuadé que les transports en commun ne servent pas uniquement à aller d’ « un point A à un point B », ils sont pour lui un « bouillon de culture », un lieu qui rassemble tous les profils, où se mêlent toutes nationalités, toutes catégories sociales et tous âges confondus.

« La plupart des voyageurs voient dans les transports en commun un passage obligé pour se rendre quelque part : les gens se mettent en mode passif et se font transporter » regrette-t-il. Dans la mauvaise humeur ambiante, les passagers se renferment sur eux-mêmes, le nez dans un livre ou le casque vissé sur les oreilles, ce qui réduit considérablement la possibilité d’échanges. Lorsqu’il y en a un, c’est généralement une dispute ou une bagarre qui éclate. « Dans les transports, les gens n’ont plus cette bulle, ce cercle d’intimité que l’on a habituellement. Comme ce n’est pas naturel d’être collé à des inconnus, certains ne supportent pas et éclatent ».

Un Nouvel An en cabine conducteur

Noël ou Jour de l’An, chaque année Cédric Gentil doit choisir. Au métro comme au RER, les conducteurs doivent obligatoirement travailler l’une des deux fêtes. « 24 décembre au soir, 25 au matin, 31 décembre… j’ai fait un peu toutes les formules. Mais on s’adapte » explique-t-il.

Ce ne sont pas les anecdotes qui manquent. Il se rappelle d’un réveillon de Noël où il a dégusté des queues de langoustes préparées par sa belle-mère, dans une gamelle au terminus des trains. « On essaie de lier l’utile à l’agréable » relativise Cédric Gentil avant d’ajouter: « Lorsque j’ai signé pour faire ce métier, je savais que j’allais travailler le soir de Noël ou pour le Nouvel An. Je n’y vais pas à reculons, en dramatisant. J’essaie au contraire de profiter de ce moment pour le partager avec les voyageurs ».

Les soirs de fêtes, les passagers sont plus attentifs, bien contents de trouver un train dans le froid hivernal qu’il les mènera à destination. Comme ces collègues, qui portent un bonnet de père Noël, ou qui accrochent des guirlandes lumineuses dans leurs cabines, ce conducteur altruiste joue le jeu pendant les fêtes de fin d’année.  

Comme lors de ce réveillon du Nouvel An, qu’il a bien failli passer seul dans la salle de pause, à attendre désespérément qu’on l’envoie remplacer un malade de dernière minute ou un retard. Au beau milieu de la soirée, son chef l’a finalement sauvé de l’ennui en lui demandant d’aller chercher un train à Rueil. Manque de chances, il s’agissait d’un train sans voyageurs : « j’avais l’impression d’être puni : non seulement je travaillais le soir du 31 décembre, mais en plus j’allais célébrer le passage de la nouvelle année tout seul dans mon train, sans pouvoir le souhaiter aux passagers ! » se remémore-t-il.

Lorsque les deux aiguilles ont pointé minuit sur son horloge de bord, Cédric Gentil arrivait en station de Nanterre-Préfecture. Il a aperçu des voyageurs bien habillés, champagne à la main, visiblement en retard. Des visages, des sourires, des signes de la main floutés par la vitesse du train, et le klaxon pour imiter les douze coups de minuit: voilà ce dont il se souvient. Il se rappelle aussi de ce SDF, allongé sous ses couvertures, qu’il a aperçu furtivement en s’éloignant de la station. « Je me suis dit qu’il ne fêtait rien du tout, car non seulement il n’avait souhaité la bonne année à personne, mais que personne ne lui avait non plus souhaité » explique-t-il. C’est à ce moment précis que Cédric Gentil s’est rendu compte qu’il était loin d’être le plus seul en ce 31 décembre.

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