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Téléthon: «On oublie que le monde caritatif est aussi un marché»

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JOL Press : Comme chaque année depuis 1987, l’Association française contre les myopathies organise le Téléthon. Pourquoi la lutte contre les myopathies est-elle si médiatisée ?
 

Jean-Yves Nau : Il y avait au départ deux associations qui se sont réunies en une seule pour récolter l’argent de la charité publique, à la fois pour soutenir les personnes souffrant de myopathies et leurs proches, pour les aider dans leur vie quotidienne et matérielle, et qui par ailleurs étaient persuadées que la science allait progresser, et que les chercheurs avaient ainsi besoin de fonds pour financer leurs recherches et vaincre ces maladies génétiques.

Un accord a donc été conclu à l’époque avec les chaînes publiques et l’initiative a pris. L’audience est allée croissante et, au fil des années, l’initiative a dépassé la seule collecte de dons sur fond de spectacle télévisuel. On a ainsi vu des initiatives locales et des municipalités prendre le relais des 30 heures de ce « marathon télévisuel ». C’est bien parce qu’il y a eu ce succès d’audience que la médiatisation continue encore aujourd’hui.

JOL Press : Peut-on parler de « matraquage » médiatique ?
 

Jean-Yves Nau : Le terme de « matraquage » est fort et invite à adopter un point de vue personnel sur cette initiative. On peut la critiquer, comme j’ai d’ailleurs pu le faire dans les colonnes du Monde aux débuts du Téléthon. C’était un point de vue personnel : je critiquais la forme même de l’événement, cet appel à la charité publique sur fond de spectacle et de mise en scène de la souffrance et du handicap de certains enfants, relayé par les chaînes publiques.

JOL Press : Tous les moyens sont-ils bons pour parvenir à interpeller et à rallier l’opinion publique autour de ces maladies rares ?
 

Jean-Yves Nau : Encore une fois, c’est un choix des responsables de la télévision publique, que la diffusion d’une production télévisuelle soit assurée par l’Association française contre les myopathies, ayant pour but de récolter des dons.

Si l’on veut assumer la critique que l’on peut faire, on peut se demander s’il est raisonnable et acceptable que France Télévisions participe à cette initiative-là. On peut en effet penser que France Télévisions y trouve aussi son propre intérêt.

JOL Press : En 2009, Pierre Bergé, président du Sidaction, a prononcé de violentes accusations contre le Téléthon, l’accusant notamment de « parasiter » la générosité des Français. Comment peut-on analyser cet élan de générosité beaucoup plus important des Français pour le Téléthon que pour d’autres organisations caritatives ?
 

Jean-Yves Nau : Il faut rappeler le contexte général de cet événement, qui est celui du marché caritatif, dans lequel évolue un certain nombre d’associations qui souhaitent récolter de l’argent dans le milieu de la santé.

Pendant 20 ou 30 ans, en France, le cancer a occupé une position dominante dans ce marché, avec un grand combat qui avait opposé la Ligue nationale contre le cancer et la Fondation ARC. Ensuite, dans les années 80, est apparu le Téléthon, avec l’intérêt de la recherche sur les maladies du muscle  puis sur les maladies génétiques. En marge de tout cela, une autre maladie dont on parle moins est apparue dans ce paysage caritatif : la mucoviscidose, maladie d’origine génétique, qui a sa propre association, qui ne s’est pas vraiment alliée avec l’Association française de lutte contre les myopathies. Il y a aussi eu l’apparition du Sida, qui a généré à sa façon plusieurs associations qui ont cherché, elles aussi, à récupérer de l’argent de la charité publique.

Tout cela crée différents ensembles qui sont objectivement concurrents. Dans un pays idéal, en pleine croissance économique, on pourrait penser que la générosité des Français permettrait à toutes ces associations de récolter l’argent qu’elles souhaitent récupérer, au titre de la charité, de la compassion avec les malades, etc.

Ce n’est évidemment pas tout à fait vrai, parce que ce marché n’est pas extensible à l’infini et qu’il y a de la concurrence. Pour faire appel à la charité publique, il n’y a pas cinquante moyens : il faut se faire connaître, organiser des manifestations, lancer des appels. Tout cela s’est construit sur des modèles très différents : la lutte contre le cancer a eu son propre système, les myopathies ont privilégié les appels aux dons via deux jours de marathon télévisuel chaque année et les organisations contre le sida ont lancé plusieurs sortes de manifestations et des concerts.

Ces associations ont la hantise de voir une autre association grandir plus que les autres. C’est vrai que depuis 25 ans, l’AFM et France Télévisions ont récupéré beaucoup d’argent. La critique de Pierre Bergé est survenue, si je me souviens bien, à un moment où sa propre association, le Sidaction, avait le sentiment que l’argent qui été reversé à l’AFM l’était en quelque sorte au détriment du Sidaction. Là encore, on peut penser ce que l’on veut de ces critiques, mais on oublie souvent que le monde associatif est aussi un marché, avec ses règles, ses concurrences.

JOL Press : Les dons faits à ce type d’organisations ne devraient-ils pas être « mutualisés » ?
 

Jean-Yves Nau : L’idée d’unifier les appels à la charité publique est en effet une idée qui revient régulièrement depuis une vingtaine d’années. Les sommes récoltées seraient ensuite redistribuées selon des proportions qui resteraient encore à définir. C’est un modèle qui est néanmoins régulièrement dénoncé par la plupart des acteurs du secteur, qui pensent qu’à la fin, ils récupèreraient moins d’argent sous un bandeau unique plutôt que d’avoir des initiatives séparées. La sortie médiatique de Pierre Bergé en 2009 est arrivée dans ce contexte-là.

Je pense qu’il est très difficile d’envisager une mutualisation des dons. Ce sont des maladies différentes, ayant des causes différentes : les myopathes n’ont pas du tout les mêmes besoins que les malades du cancer, qui n’ont pas les mêmes besoins que les malades du sida. Certes, ce qui unit ces associations est la compassion avec les malades, la nécessité d’aider les chercheurs dans leurs activités de recherche, et l’appel à la charité publique.

À part cela, ce sont des initiatives qui n’ont pas grand-chose de commun. Pour schématiser, les malades du sida n’ont pas besoin du fauteuil du myopathe, et les malades du cancer ont besoin de soutiens différents de ceux du sida. Les équipes de recherche ne sont pas non plus les mêmes.

Il y a quand même des associations, comme la Fondation pour la recherche médicale, qui récoltent de l’argent en disant que cela ira à toutes sortes de maladies et de recherches. Elles essaient précisément de mutualiser cet appel à la charité.

JOL Press : Les recherches effectuées sur les myopathies grâce aux fonds du Téléthon peuvent-elles être bénéfiques à d’autres branches de la recherche médicale ?
 

Jean-Yves Nau : C’est un pari. Au départ, on a cherché les gènes de ces maladies. Une fois que les gènes ont été identifiés, on a cherché à trouver les médicaments qui pouvaient pallier les maladies observées.

Je sais que c’est un discours dominant au moment du Téléthon que de dire : « Nous sommes sur le point de trouver une solution ». Ce discours sert essentiellement à démontrer aux donateurs que leurs dons y sont pour quelque chose. Ces dons ne sont pas inutiles, bien entendu, mais la recherche fondamentale ne permet pas de déboucher sur des applications très concrètes. Ce n’est en tout cas pas le cas pour l’instant.

Si cet argent destiné aux équipes de chercheurs ne sert pas aux myopathies, est-ce que cela peut servir à d’autres domaines ? Oui, peut-être, c’est le pari de la recherche fondamentale, de dire qu’en cherchant ici, on trouvera peut-être ailleurs. Pour l’instant, cela reste des promesses. De manière générale, l’investissement en recherche fondamentale pour une myopathie n’a pas débouché sur des applications thérapeutiques concrètes.

JOL Press : Pourquoi l’organisation du Téléthon est-elle régulièrement critiquée ?
 

Jean-Yves Nau : Les critiques du Téléthon font partie du « rituel ». Le moment le plus violent s’est déroulé à l’époque où l’on accusait notamment le Téléthon de financer des recherches sur les cellules souches et sur les embryons.

À cette époque-là est née l’idée de « flécher » les dons, c’est-à-dire que les donateurs choisiraient l’« endroit » où irait leur don, en indiquant par exemple qu’ils ne souhaitent pas que leur argent serve à financer la recherche sur les cellules souches. Mais les responsables de l’AFM ont refusé cette idée, disant que cela compliquerait la tâche, et ferait de l’Association une « usine » très complexe.

D’autres ont condamné le fait que l’AFM stockait, à la banque, une partie de l’argent provenant des dons. Même si l’idée de donner de l’argent qui sert ensuite à alimenter un compte en banque peut en effet être gênante, l’Association explique cela en disant notamment qu’il faut bien qu’elle ait un matelas de réserve, au cas où les dons ne seraient pas suffisants l’année suivante.

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Jean-Yves Nau est journaliste, docteur en médecine et ancien instituteur. Il a été en charge de la rubrique médecine du Monde de 1980 à 2009. Il tient le blog « Journalisme et santé publique » sur le site de l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP). Il est également chroniqueur médical et scientifique pour le site Slate.fr.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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