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Affaire Dieudonné: où s’arrête en France la liberté d’expression?

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La circulaire envoyée lundi 6 janvier par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, et intitulée « Lutte contre le racisme et l’antisémitisme – manifestations et réunions publiques – spectacles de M. Dieudonné M’Bala M’Bala » rappelle que les maires ou les préfets peuvent interdire un spectacle pour risque de trouble à l’ordre public.

Lundi, le maire de Bordeaux, Alain Juppé (UMP), a annoncé qu’il interdisait à l’humoriste de se produire le 26 janvier dans sa ville. Le spectacle a été aussi interdit à Nantes ce jeudi et à Tours vendredi. A Toulouse, le maire socialiste Pierre Cohen a aussi demandé au préfet d’interdire le spectacle programmé le 22 février.

JOL Press : Est-il aujourd’hui juridiquement possible d’interdire un spectacle de Dieudonné ?

Jean-Philippe Feldman : Les choses ont pas mal changé depuis les années 70, compte tenu de la jurisprudence française, communautaire et internationale et en particulier celle de la Cour européenne des droits de l’homme. Très généralement, le régime est le suivant : il peut y avoir des interdictions ponctuelles, interdictions qui sont traditionnellement prononcées par des maires en vertu d’une jurisprudence du Conseil d’Etat qui est maintenant séculaire. Cela a pu se produire à l’occasion de spectacles qui pouvaient choquer telle ou telle catégorie de la population, particulièrement dans une commune.

En revanche, une interdiction générale d’un spectacle apparaît pour le moins contestable ou peu probable, une interdiction ponctuelle est toujours possible. A vrai dire, le régime le plus efficace contre un certain type de spectacle serait des poursuites au pénal à l’encontre de l’humoriste, que cette personne soit condamnée de manière lourde à des peines de prison avec sursis ou à des amendes de sorte que, par un biais détourné, le spectacle soit annulé.

JOL Press : Dans sa circulaire, Manuel Valls rappelle que les maires ou les préfets peuvent interdire un spectacle pour risque de trouble à l’ordre public. Est-ce pertinent selon vous ?

Jean-Philippe Feldman : Les maires savent parfaitement qu’ils peuvent interdire des spectacles, des films au cinéma ou des réunions de partis politiques. Ces dernières années, on a assisté à des interdictions de rassemblement du Front national dans certaines communes dans la mesure où on considérait que ces réunions pouvaient troubler l’ordre public.

Mais le régime d’interdiction spectacle par spectacle est un régime qui est délicat à mettre en œuvre et beaucoup de maires aujourd’hui considèrent, en réalité, que certes ils peuvent interdire les spectacles mais leur arrêté a de très grandes chances d’être annulé derrière parce que les conditions d’interdiction sont tellement strictes que ces décisions peuvent se retourner contre eux. Si un maire interdit un spectacle à tort, il peut, en effet, être condamné à payer des dommages et intérêts à la personne qui n’a pas pu effectuer son spectacle.

JOL Press : Pouvez-vous nous rappeler les grandes lignes de la juridiction encadrant la liberté d’expression ?

Jean-Philippe Feldman : Originellement nous sommes sous le régime juridique de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 et de son article 11 qui consacre une liberté d’expression et d’opinion très large et qui, d’autre part, soumet cette liberté à la loi.

Les choses ont changé avec la Convention européenne des droits de l’homme qui dans son article 10 consacre la liberté d’expression mais autorise une atteinte légitime à la liberté d’expression dans des cas très nombreux et notamment dans le cadre de la protection de la morale. Ce qui est extrêmement large.

Heureusement, sur ce point, la Cour européenne des droits de l’homme, depuis une décision célèbre de 1976, a déclaré qu’on devait respecter la liberté d’expression même quand les opinions heurtaient ou inquiétaient l’Etat ou une partie de la population. Cet arrêt est très important parce qu’il a fondé le régime européen de liberté d’expression. Aujourd’hui, on ne peut porter atteinte à la liberté d’expression que dans des cas très stricts. Avant cette jurisprudence les interdictions de spectacles étaient beaucoup plus aisées.

JOL Press : Dieudonné est-il le premier humoriste qu’on cherche à stopper ?

Jean-Philippe Feldman : Les plaintes contre les humoristes sont extrêmement fréquentes. Je me souviens par exemple de Robert Fauré, père d’un enfant trisomique, qui avait demandé réparation pour un sketch de l’humoriste Patrick Timsit qui s’en prenait aux « mongoliens [chez qui] tout est bon, sauf la tête, comme les crevettes roses ». Finalement les deux parties avaient trouvé un accord et l’humoriste avait retiré le sketch de son spectacle. On ne compte plus, par ailleurs, la multitude de procédures que le Front national a lancées à l’encontre de Thierry Le Luron.

JOL Press : En matière de liberté d’expression et au regard de l’affaire Dieudonné, le droit doit-il évoluer ?

Jean-Philippe Feldman : Il existe une différence entre le régime français et le régime américain où la liberté d’expression est quasi-totale. Mais dans tous les pays occidentaux domine le principe de l’absence de censure malgré quelques exceptions. Pendant très longtemps en France, le champ de ces exceptions était très large, en revanche dans les pays anglo-saxons ces exceptions sont vraiment exceptionnelles. Certains pays vont privilégier le respect de l’ordre public, de la sécurité nationale, d’autres la morale et les bonnes mœurs. Les lois luttant contre l’antisémitisme ou le racisme, pour lesquelles la France était très avant-gardiste, se sont ensuite répandues dans toute l’Europe comme des exceptions à la liberté d’expression.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Jean-Philippe Feldman, avocat à la Cour de Paris au sein du Cabinet Feldman depuis 1996, a obtenu son doctorat en droit (université Paris II-Panthéon-Assas) en 2000. Après avoir été maître de conférences à l’université Paris II entre 2002 et 2004, il devient cette même année agrégé des facultés de droit. Il est actuellement professeur à l’université Bretagne-Sud. Il est aussi depuis 2009-2010 maître de conférences à Sciences-Po où il enseigne, avec Mathieu Laine, l’introduction au libéralisme.

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