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Comment raconter la mort? Face aux images et aux films des cadavres de Bangui

En République Centrafricaine, les journalistes sont confrontés à des scènes de massacres à l’arme blanche dont leurs photographies et leurs films rendent compte. Ce fut notamment le cas d’un reportage diffusé sur I-télé le 11 janvier dernier. En général, les téléspectateurs sont prévenus par un sobre : « Les images qui vont suivre peuvent choquer ». Et de fait, elles sont choquantes. Faut-il pour autant ne pas les diffuser? 
 
Le 20 novembre dernier, le CSA a adopté une recommandation (n° 2013-04 relative « au traitement des conflits internationaux, des guerres civiles et des actes terroristes ») appelant les chaînes à s’abstenir « de présenter de manière manifestement complaisante la violence ou la souffrance humaine lorsque sont diffusées des images de personnes tuées ou blessées et des réactions de leurs proches ». Elle demandait aussi que la diffusion de ces images « difficilement soutenables » soit « systématiquement précédée d’un avertissement explicite au public destiné à protéger les personnes les plus vulnérables ». 
 
L’invention de la photographie et du cinéma a créé une gêne face aux images de la mort. Jusqu’à cet avènement technique, la fabrication des images de la mort, qu’elles soient dessinées, peintes ou sculptées, demandait du temps et de la matière. Ce temps et cette matière instauraient une distance entre le fabricant de l’image et la scène de la mort, et plus encore entre celui qui contemplait l’image et le corps décédé qui en était le sujet. 
 

Les distances sont abolies par la photographie et le film

 
Il n’y avait pas seulement « figuration » mais aussi « transfiguration » du corps mort, selon les mots de Régis Debray qui rappelle : « Les masques mortuaires de la Rome ancienne ont les yeux bien ouverts et les joues pleines. Et tout horizontaux qu’ils soient, les gisants n’ont rien de cadavérique. Ils sont des postures de ressuscités, corps glorieux du jugement dernier en vivante oration. Comme si la pierre sculptée aspirait en elle le souffle des disparus. Il y a bien transfert d’âme entre le représenté et sa représentation. Celle-ci n’est pas simplement métaphore de pierre du disparu, mais une métonymie réelle, un prolongement sublimé mais encore physique de sa chair. L’image, c’est le vivant de bonne qualité, vitaminé, inoxydable. Enfin fiable » (Vie et mort de l’image,  Folio Essai, réédition, p. 32.). 
 
Même lorsque la figuration peinte ou sculptée revêt les trais du réalisme et présente le cadavre dans sa maigreur et ses éventuelles mutilations, la matière et le temps maintiennent une distance : alors que le cadavre est voué à la putréfaction, la minéralité de la pierre en particulier renvoie le spectateur à un univers solide, immangeable par les vers, imputrescible. 
 
Ces distances sont abolies par la photographie et le film. La quasi immédiateté de la fabrication de l’image autant que le peu de matière qui sert à son élaboration placent le photographe et le caméraman, puis le spectateur, dans un rapport direct avec le corps mort et supplicié, avec la fragilité de la dépouille charnelle, avec sa destruction déjà en cours. 
 
Celui qui fabrique l’image ne sort pas indemne de cette confrontation. Sans préjuger de la qualité de ses principes déontologiques, il y a même fort à parier qu’il peine à porter un regard distancié sur le théâtre qu’il couvre après avoir saisi de telles images. Comment le journaliste d’I-télé qui a filmé la scène évoquée plus haut peut-il dans l’heure qui suit porter une appréciation globale sur ce qui se déroule dans les rues de Bangui ? Peut-être régnait-il dans la ville un « calme relatif » comme on a pu l’entendre à peine dix minutes plus tard sur BFMTV (il ne s’agit pas ici de juger de la véracité de cette information). Mais celui qui vient de filmer le découpage à la machette d’un cadavre calciné ne peut analyser froidement les événements qui se déroulent autour de lui. Il le peut d’autant moins que le tempo qui lui est imposé par la diffusion de l’information ne lui laisse aucun répit. 
 
Le lundi 13 janvier, le très intéressant blog de l’AFP « Making-of » a mis en ligne le témoignage du photographe Xavier Bourgois intitulé « Haine et cannibalisme dans Bangui devenue folle ». Cependant, aucune image de cannibalisme n’était affichée. L’auteur explique : « Nous prenons des photos, nous filmons, parce que c’est notre travail, qu’on est là pour ça, et que le degré d’horreur que nous avons en face de nous nécessite plus que des mots pour se faire entendre ».  On comprend ce parti pris : c’est effectivement le métier de Xavier Bourgois et les photos et films ont un rôle certain dans la connaissance des conflits. Il le prouve d’ailleurs fort bien avec son article. 
 
Mais les 14 et 15 janvier, une nouvelle étape a été franchie. Sur twitter on a pu lire : « A Bangui, un Observateur de France 24 témoin d’une scène de cannibalisme. En images – floutées ». Le lien suivait, évidemment.  
 
Le floutage ne suffit pas à faire taire les questions : le procédé, s’il empêche l’accès direct au pire, stimule aussi le regard curieux du spectateur qui cherche à voir derrière les pixels grossiers. Le débat reste donc plus que jamais ouvert : faut-il diffuser ces images ? Longtemps, la photo et le film n’ont pas existé. Les peuples étaient-ils pourtant moins informés sur les massacres, les horreurs de la guerre, les pratiques barbares et leurs conséquences sur les corps ?
 
Quel sens donner à l’affichage de photos de scènes de cannibalisme ? Les mots et leur force d’évocation, parfois, devraient suffire. Il est même fort possible que la lecture du récit mène les citoyens à davantage de réflexion que la vue d’images dont la force de sidération est telle qu’elle paralyse toute capacité rationnelle.
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