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Le «modèle» nordique: un exemple à suivre pour la France?

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JOL Press : Quelle est la spécificité du modèle économique et social des pays nordiques ?
 

François-Charles Mougel : Paradoxalement, cette spécificité est avant tout d’ordre politique. Les trois pays scandinaves, tout comme la Finlande et l’Islande, sont de véritables démocraties dont les systèmes institutionnels fondés sur le monocaméralisme, le scrutin proportionnel et le pluralisme garantissent tout à la fois l’alternance partisane et la continuité gouvernementale. D’où une culture du consensus qui s’exprime dans un champ idéologique réformiste, marqué par quelques influences dominantes telles la social-démocratie, le centrisme agrarien et le conservatisme modernisateur qui tous concourent, ensemble, à l’élaboration d’un modèle convergent dont l’exemple suédois – le folkhem ou maison du peuple- représente l’archétype.

À partir de là, le « modèle » consiste à promouvoir une économie de marché de haute performance, largement ouverte sur l’extérieur et bien équilibrée entre les trois grands secteurs du primaire (bois, hydrocarbures, hydroélectricité, fer), du secondaire (métallurgie fine, constructions navales, technologies avancées) et du tertiaire (banque, services privés et publics, commerce, économie numérique).

Constamment réadapté pour faire face à la modernisation, à la mondialisation et aux aléas de la conjoncture, le capitalisme nordique s’avère performant tout en étant, aujourd’hui, plus orienté que dirigé par les États. Ce qui laisse aux deux autres partenaires de la « gestion collective », le patronat et les syndicats, une forte capacité d’initiative. C’est sur ce tripartisme, formalisé dès l’entre-deux-guerres, que repose le modèle social nordique.

Celui-ci s’appuie sur une forte représentativité (les syndicats mobilisent ainsi entre la moitié et les trois quarts des salariés), une volontaire capacité de dialogue et un accord général sur les objectifs fondamentaux : plein emploi, haut niveau de vie, performance professionnelle. Ce qui suppose des compromis permanents en matière d’emploi, de formation, de modernisation, de répartition des richesses, de fiscalité ou de protection sociale. Pour y parvenir, la négociation est de règle.

Le conflit social existe en Europe du Nord mais il est régulé par l’idée que la préservation des intérêts des partenaires – la paix sociale pour l’État, les profits pour le patronat, les avantages sociaux pour les syndicats – repose sur le partage des responsabilités et le progrès. L’immobilisme et la crispation sur les avantages acquis ne sont pas la caractéristique de la démocratie sociale nordique. D’où une résilience exceptionnelle qui a permis à ce modèle en permanente régénération depuis la fin du XIXème siècle, de surmonter les crises successives, des années 1930, de la seconde guerre mondiale, des années 1990 et, bien sûr de 2008-2010.

Mais le résultat est là : depuis de nombreuses années, ce sont les nations nordiques qui se retrouvent dans le peloton mondial des pays jouissant des plus hauts niveaux de compétitivité et de développement humain !

JOL Press : L’esprit égalitaire nordique est-il facilement « exportable » à l’étranger ?
 

François-Charles Mougel : Cet esprit est multiforme avec trois dominantes : l’égalité entre les sexes, l’égalité entre les classes sociales, l’égalité entre les générations. Il ne faut pas l’idéaliser de façon excessive. Mais il faut aussi souligner qu’il s’ancre dans une très longue tradition historique remontant aux Vikings et un fort sens de la solidarité collective face à un environnement difficile : climat rude, isolement géographique, faiblesse démographique et rivalités potentielles avec les pays voisins, notamment l’Allemagne et la Russie.

Cet esprit égalitaire repose aussi sur une culture de la solidarité que les systèmes éducatifs ont su encourager et  développer, non pas dans le culte de l’immobilisme mais dans le sens de la méritocratie et de l’effort. Certes, d’autres pays partagent sinon la même histoire du moins les mêmes aspirations, tels les Pays Bas, l’Allemagne voire les États baltes, ce qui fait que l’on parle souvent d’un modèle large de l’Europe « du Nord », par opposition à l’Europe « du Sud ».

Mais la culture de la hiérarchie et de l’élitisme qui prévaut dans les autres grandes nations du continent – au Royaume-Uni, en France ou en Italie – rend l’égalitarisme nordique encore difficilement exportable, même si l’avenir du modèle occidental y trouverait de larges possibilités d’adaptation, voire de survie.

JOL Press : Lors de sa conférence de presse le 14 janvier dernier, le président François Hollande a estimé qu’il était « possible de faire des économies nombreuses en préservant notre modèle social », rappelant que d’autres l’avaient fait, comme en Europe du Nord. De quoi la France pourrait-elle s’inspirer ?
 

François-Charles Mougel : Plusieurs aspects du système nordique peuvent inspirer les dirigeants français. Pêle-mêle, on peut citer la réforme des collectivités locales qui a drastiquement réduit leur nombre tout en accroissant leurs responsabilités, la simplification et la modération de la fiscalité, la flexisécurité en matière d’emploi, de formation professionnelle et de rémunération, la modulation des retraites en fonction du risque, la modernisation du système d’éducation, la politique d’accueil des catégories fragiles (jeunes, seniors, immigrés..).

Mais il faut savoir que ce système n’est ni « au rabais », ni « bon marché ». Il suppose une forte égalité devant l’impôt, l’adaptation constante au progrès, l’acceptation des sacrifices. Ce n’est peut-être pas en termes de coût mais de contenu et de mentalités que la France doit s’en inspirer : les Français y sont-ils prêts ? Et, de plus, s’il existe bien un modèle nordique, existe-t-il un vrai modèle français ?

JOL Press : A contrario, quelles spécificités du système économique et social nordique sont difficilement envisageables en France ?
 

François-Charles Mougel : La réponse à cette question découle de ce qui vient d’être dit. La France doit repenser ses objectifs et sa gouvernance. Il lui faut renoncer sans doute à son culte de l’exhaustivité et de l’universalisme. Elle doit, comme les pays nordiques, trouver les « niches » porteuses dans l’économie mondiale (nucléaire, nouvelles technologies, agro-alimentaire, luxe…) et abandonner les secteurs obsolètes ou trop concurrencés.

Elle doit réformer son système administratif et politique. Elle doit changer les paradigmes de son dialogue social trop souvent parasité par la méfiance et le conflit. Elle doit repenser tous les aspects de son État-providence : éducation, sécurité sociale, fiscalité. Rien n’est impossible, mais la force de nos clivages idéologiques – dans les discours plus que dans les actes –, les limites à notre civisme et à notre solidarisme, les freins à la modernisation rendent-ils les évolutions, nécessaires, pour autant acceptables et réalisables ? Le sens du collectif, qui anime le réformisme nordique, nous manque encore !

JOL Press : L’idée que l’on se fait du « modèle nordique » est-elle exagérée ? Quelles sont les parts d’ombre des pays d’Europe du Nord ?
 

François-Charles Mougel : L’important est de rappeler qu’il existe bien un modèle nordique, forgé par l’histoire comme par la volonté des peuples. Cohérent, global et plutôt efficace, il est aussi capable d’adaptation en permanence. Mais, à la différence d’autres « modèles » européens – allemand britannique ou français – il ne prétend pas avoir une valeur universelle.

Ceci étant, il existe des limites à cette démocratie du progrès. Limites dues au poids du conformisme et du « collectif » que l’on retrouve aussi bien dans les multiples mesures de contrôle social imposées par les États que dans les formes de fuites en avant que constituent l’alcoolisme, le hooliganisme ou l’anomie.

La poussée actuelle des mouvements populistes, xénophobes voire extrémistes est liée à l’arrivée de nombreux immigrés, notamment en Suède et au Danemark et, plus généralement, à un questionnement identitaire face à la crise des valeurs, à l’avenir de l’Union Européenne (à laquelle appartiennent la Suède, la Finlande et le Danemark et à laquelle la Norvège et l’Islande, candidate à l’adhésion depuis 2009, sont fortement liées), et aux mutations de la mondialisation en termes de prospérité et de sécurité. Mais ces ombres ne doivent pas masquer la réalité : le « modèle nordique » rayonne encore sur l’Europe septentrionale… et bien au-delà !

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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François-Charles Mougel est professeur émérite d’Histoire contemporaine à Sciences-Po Bordeaux. Il est notamment l’auteur de L’Europe du Nord contemporaine, de 1900 à nos jours, Paris, Ellipses, 2006.

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