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Les Juifs de Tunisie, citoyens de seconde classe?

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JOL Press : René Trabelsi pourrait être nommé, par le nouveau Premier ministre tunisien, à la tête du ministère du Tourisme. Est-ce la première fois que l’on verrait un juif occuper un poste à responsabilité politique en Tunisie ?
 

Albert-Armand Maarek : Ce ne serait pas la première fois. Au moment de l’Indépendance en 1956, le gouvernement de la Tunisie indépendante, présidé par Habib Bourguiba, avait nommé deux ministres juifs tunisiens [Albert Bessis et André Barouch] à des postes subalternes. C’était la volonté affichée du gouvernement tunisien de montrer que juifs et musulmans étaient citoyens à part égale.

René Trabelsi est le fils du président de la communauté juive de Djerba. S’il est nommé à la tête du ministère du tourisme tunisien, ce serait relativement un bon signe.

JOL Press : Comment a évolué la relation qu’ont entretenue les juifs et les musulmans en Tunisie ?

A.-A. Maarek : C’est une longue histoire. Avant l’installation du protectorat français en 1881, la Tunisie musulmane était régie par la loi religieuse, la charia. Le statut du juif était régi par ce que l’on appelle la dhimmitude, c’est-à-dire un statut discriminatoire et inférieur par rapport au statut du musulman. Le juif était respecté dans ses croyances, il avait le droit de pratiquer sa religion, et d’administrer ses institutions. De temps en temps, selon les fluctuations du régime, il était soumis à des vexations plus accentuées que d’autres.

La situation a beaucoup évolué à l’arrivée de la France en Tunisie : le statut de dhimmi a été supprimé à l’installation du protectorat, et les Juifs dans leur ensemble se sont émancipés, se sont scolarisés dans les écoles françaises établies en Tunisie et certains – le tiers dentre eux – ont pu obtenir la nationalité française – pas autant cependant qu’en Algérie, qui était une colonie donc un territoire français. Lorsque la Tunisie est devenue indépendante, la plupart des Juifs ont émigré parce qu’ils savaient que l’avenir n’était pas très clair pour eux, malgré les avances du gouvernement tunisien.

JOL Press : Quel impact a eu la Seconde guerre mondiale sur la population juive de Tunisie ?
 

A.-A. Maarek : Avant l’occupation allemande, les lois de Vichy ont été appliquées en Tunisie en tant que protectorat, et les Juifs ont été écartés de certaines professions. Les troupes allemandes, venues de Libye – qu’on appelait alors la Tripolitaine – ont ensuite occupé la Tunisie pendant six mois, de novembre 1942 à mai 1943.

Durant cette occupation heureusement assez courte, les troupes allemandes ont imposé aux Juifs le travail obligatoire, dans des endroits souvent très vulnérables, c’est-à-dire régulièrement bombardés par l’aviation alliée. Ils ont également subi des vexations, des discriminations et des amendes collectives. À la libération de la Tunisie, en 1943 par les forces alliées, il y a eu des demandes de réparation.

JOL Press : Quelle incidence a eu le sionisme sur la présence des juifs en Tunisie ?
 

A.-A. Maarek : Sous le protectorat, les Juifs ont été partagés entre deux orientations d’avenir pour eux : d’une part l’assimilationnisme, c’est-à-dire devenir Français par l’assimilation de la culture française, et dautre part le sionisme, qui s’est surtout imposé dans l’entre-deux-guerres, notamment par la création de mouvements de jeunesse qui ont fait fleurir le sionisme.

Lorsque l’indépendance a été proclamée, les Tunisiens ont progressivement émigré, à part égale : sur les 100 000 Juifs présents en Tunisie en 1956, une moitié est partie en France et l’autre en Israël.

JOL Press : Où se trouvent aujourd’hui les juifs de Tunisie ?
 

A.-A. Maarek : On estime qu’il y a aujourd’hui 1500 Juifs en Tunisie, partagés entre Tunis et l’île de Djerba, liée à une légende sur l’exil des Juifs de Palestine en 70 après J.-C., dont une partie se serait installée à Djerba.

JOL Press : Retrouve-t-on ce même schéma dans les autres pays du Maghreb ?
 

A.-A. Maarek : C’est un peu différent. En Algérie, territoire français, tous les Juifs ont été collectivement faits Français par le décret Crémieux en 1870. En tant que citoyens français, leur chemin d’avenir était très clair : si la France abandonnait l’Algérie, ils suivraient le destin des rapatriés. C’est ce qui s’est passé : une très grosse majorité a quitté l’Algérie pour la France, et peu d’entre eux se sont rendus en Israël.

Au Maroc, cela s’est passé un peu différemment, parce qu’il y avait une monarchie assez solide et influente, la monarchie alaouite, encore au pouvoir. Les Juifs ont bénéficié d’une protection des autorités monarchiques marocaines. Malgré cette protection, il y a néanmoins eu une tendance à émigrer : ils se sont en partie rendus en France, mais surtout en Israël, parce qu’ils étaient finalement moins liés à la France qui s’est installée au Maroc plus tard qu’en Tunisie. Les juifs marocains ont également beaucoup émigré au Canada, de l’autre côté de l’Atlantique.

JOL Press : Assiste-t-on à un retour de certains Juifs qui ont émigré en France par exemple ?
 

A.-A. Maarek : Non, c’est un phénomène que je ne remarque pas. Les Juifs de Tunisie ont été d’une certaine manière coupés du monde pendant des siècles. Repliés sur eux-mêmes, ils se contentaient de leur condition de dhimmi. Il ne s’est jamais créé, avant l’arrivée de la France, de réelle nationalité tunisienne, au sens que l’on entend aujourd’hui.

Il n’y avait pas eu de séparation de la religion et de la politique : il n’y avait qu’une seule loi, la loi religieuse, qui donc par définition ne se partage pas. Plus ou moins consciemment, les Juifs, pendant le protectorat, ont senti que la civilisation française leur apportait beaucoup plus de conditions positives et d’espoir d’avenir que la civilisation musulmane.

Il n’y a pas de désir aujourd’hui de revenir en Tunisie, même si, pour la dernière génération comme la mienne, il y a bien sûr parfois des nostalgies, des réflexions sur le passé, avec quand même la prise de conscience que le passé c’est le passé, et que la réalité actuelle n’est plus ce qu’elle était.

En Algérie, c’est encore plus difficile : il y a même eu un blocage de la part des autorités algériennes d’admettre parfois que des historiens juifs viennent pour voir où en étaient l’état de certains cimetières juifs. En Tunisie, le problème du Cimetière juif de Borgel (près de Tunis) se pose actuellement : dégradation, vandalisme, manque total dentretien… Une association dont je fais partie, l’A.I.C.J.T. (Association Internationale du Cimetière Juif de Tunis) sefforce tant bien que mal dy rémédier. 

Au fond, sans parler des synagogues, les cimetières sont un peu tout ce qui reste de la présence des Juifs dans le pays. Quant au Maroc, il semble que c’est le pays le plus ouvert pour ce genre de démarches. Le roi du Maroc aurait même investi dans l’entretien des cimetières juifs.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Albert-Armand Maarek a été professeur d’histoire pendant près de quarante ans. Diplômé universitaire, il est l’auteur de Les Juifs de Tunisie entre 1857 et 1958, Histoire d’une émancipation, éditions Glyphe (revue et complétée en 2013).

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