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Les riches sont de plus en plus riches: doit-on s’inquiéter?

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Oxfam a publié, lundi 20 janvier, un rapport montrant que les inégalités de richesse se sont accrues depuis la crise de 2008. L’ONG impute notamment cette aggravation à la déréglementation financière, aux systèmes fiscaux biaisés et à l’évasion fiscale.

JOL Press : Oxfam dresse un tableau assez pessimiste de la situation, expliquant que le fossé entre riches et pauvres pourrait encore s’aggraver dans les années qui viennent. Faut-il effectivement s’inquiéter de cela ?
 

Jean-Louis Servan-Schreiber : Oxfam est une organisation mondiale. Elle voit donc, à juste titre, l’accroissement des inégalités sur un plan mondial et, effectivement, elles sont tout à fait flagrantes.

Ce n’est pourtant pas parce que les pauvres deviennent plus pauvres, comme on pourrait le croire. Nous sommes heureusement dans une période historique, en particulier depuis le début du XXIème siècle, où la croissance mondiale, qui est très forte – cela ne se sent pas forcément en France ou en Europe occidentale, mais bien dans le reste du monde – fait que la pauvreté recule bien plus vite que prévu. En même temps, la richesse augmente aussi plus vite que prévu. Donc malgré le fait que la pauvreté recule, les inégalités s’accroissent.

Une situation globale préoccupante, néanmoins, les graphiques publiés par Oxfam montrent que la France est moins concernée que d’autres pays par cet écart croissant des inégalités. C’est une caractéristique française bénéfique, qui a en même temps des inconvénients sur le plan économique : mais de ce fait notre croissance est plus faible. Notre amortisseur social fonctionne bien.

JOL Press : Vous évoquez, dans votre livre, une « mondialisation des riches » qui se manifeste au XXIème siècle. Quelle est la différence principale entre les riches du XXème siècle et ceux du XXIème ?

Jean-Louis Servan-Schreiber : Les riches du XXIème siècle se différencient principalement par l’ampleur de leurs actifs et la rapidité de la croissance des fortunes. Aux États-Unis et dans la plupart des pays du monde, 1% de la population peut posséder entre 30 et 40% de la richesse d’un pays. Et le fossé se creuse. Dans un cas extrême comme en Chine, c’est 0,05% de la population qui possède 40% de la richesse privée du pays…

C’est le résultat à la fois de la croissance rapide de ces pays, et d’autre part de la financiarisation, c’est-à-dire le fait de faire de l’argent sur de l’argent. En effet, depuis la libéralisation de toutes les réglementations financières, qui a débuté il y a trente ans avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, la circulation de l’argent, et surtout le travail de l’argent sur l’argent, s’est extraordinairement développé. On a obtenu des taux du domaine financier bien meilleurs que les taux de rendement de l’industrie traditionnelle.

Dernier point : la révolution numérique a créé une nouvelle catégorie de riches, qui font fortune en trois ou quatre ans, parfois moins.

JOL Press : On a vu, lors des mouvements sociaux nés pendant la crise, notamment en Grèce ou en Espagne, que les manifestants remettaient souvent en cause le système financier, les banques et le « culte » de l’argent roi.
La crise économique a-t-elle eu des effets sur la vision que l’on peut avoir des riches ? Sont-ils devenus des sortes de boucs émissaires pour les populations ?
 

Jean-Louis Servan-Schreiber : Moins qu’on ne pourrait le croire. Quand on regarde les sondages menés en France en 2012 et 2013 sur l’opinion à l’égard des riches, ce qui domine, c’est l’indifférence. Viennent ensuite l’admiration et l’agacement.

Pour le moment, il y a une polarisation entre les manifestants qui sont par définition dans la partie la plus active de la population, celle qui soulève des milliards, mais qui ne représente pas forcément la majorité de la population. Ces manifestants s’en prennent en priorité au système bancaire financier, qui est souvent l’objet de situations scandaleuses sur le plan des rémunérations, des profits, des bonus etc. Cette polarisation, que les médias retransmettent, si elle n’est pas forcément représentative de toute la population, est néanmoins le ferment de quelque chose qui peut, à tout moment, dégénérer.

[image:2,s] JOL Press : Beaucoup ont reproché aux riches de continuer à s’enrichir pendant la crise. Pourquoi les riches continuent-ils de « gagner » ?
 

Jean-Louis Servan-Schreiber : Parce que la crise n’a pas été une crise qui remettait fondamentalement en cause le système. Elle a fait des victimes, mais elle n’a pas bouleversé les structures sociales. Elle a mis beaucoup de gens à la rue aux États-Unis, de gens au chômage en Europe occidentale, mais elle n’a pas arrêté la progression du monde et de l’accumulation des richesses.

Il ne faut donc pas croire que les conséquences de cette crise sont de la même ampleur qu’une crise comme celle des années 20-30, où il y a eu des ruptures profondes de la société, parce que les mécanismes d’amortissement social n’existaient pas. Maintenant, heureusement, ils existent dans nos pays privilégiés d’Europe.

 

JOL Press : Dans son rapport, Oxfam pointe aussi du doigt la confiscation du pouvoir politique par une élite, qui serait l’une des causes de l’aggravation des inégalités. 
Le pouvoir politique n’est-il pas obligé de composer avec les riches ?
 

Jean-Louis Servan-Schreiber : Cela fait en effet partie de ce qui me paraît essentiel à mettre en lumière : le compromis entre un pouvoir politique de plus en plus affaibli dans les démocraties, car il a de moins en moins de moyens financiers, et ceux qui non seulement possèdent de la richesse mais surtout peuvent créer des emplois, est nécessaire.

Et nous venons d’en avoir une illustration dans les dernières déclarations de François Hollande, qui a même utilisé lors de sa conférence de presse la semaine dernière ce mot de « compromis » avec le monde de l’entreprise. Ce n’est pas exceptionnel, c’est un phénomène naturel qui se produit dans tous les pays, là où les démocraties sont affaiblies face au pouvoir financier.

JOL Press : Quelle place tiennent aujourd’hui les économies émergentes dans l’accentuation des inégalités de richesse dans le monde ?

Jean-Louis Servan-Schreiber : Elles en sont un théâtre très accentué. Les inégalités en Chine, en Afrique du Sud, au Brésil, en Inde et même maintenant aux États-Unis sont béantes. Elles se sont développées au rythme même de la croissance.

Mais n’oublions pas qu’en même temps les pauvres sont devenus moins pauvres. C’est le paradoxe de notre époque. La richesse des uns ne rend pas les autres plus pauvres, mais l’écart s’accroît et devient très difficile à soutenir socialement.

JOL Press : Quelle est la spécificité des fortunes issues des pays émergents ?
 

Jean-Louis Servan-Schreiber : Les riches des pays émergents le deviennent très vite. Ils bénéficient de la même situation que les fortunes qui se sont faites au XIXème siècle en France, quand il fallait équiper le pays et développer l’industrie.

Et en même temps, dans les pays qui ne sont pas matures sur le plan politique, il n’y a pas encore de système social garantissant les pauvres contre une relégation dans la vie politique. C’était la situation en Europe au XIXème siècle, à partir de laquelle est né le marxisme, avec toutes les conséquences que l’on connaît. Le risque dans les pays émergents est politique : il vient du fait que la démocratie ne donne pas de garanties ni de voix suffisantes aux modestes et aux pauvres.

JOL Press : Aujourd’hui s’ouvre à Davos, en Suisse, le Forum économique mondial. On reproche souvent à ce sommet de ne réunir que le « gratin », l’« élite » de la mondialisation. Il tend pourtant à s’impliquer davantage autour de questions aussi diverses que la santé, l’environnement, la pauvreté etc.

Que doit-on attendre d’un tel forum ?


 

Jean-Louis Servan-Schreiber : C’est incontestablement un porte-voix, un moyen de médiatisation et d’expression de toutes ces questions actuelles. Il y a bien sûr un paradoxe : tout cela est organisé pour des gens qui eux-mêmes appartiennent à la partie la plus privilégiée de l’humanité, mais en même temps il est fait par des organisateurs qui tiennent, à cette occasion, à évoquer les « vrais » problèmes.

Donc un peu comme dans beaucoup d’autres domaines, à partir d’un événement qui est l’expression forte d’une élite, cette élite est obligée de reconnaître la réalité et d’une certaine manière de contribuer à ce que les gens en soient davantage conscients.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press 

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Jean-Louis Servan-Schreiber est journaliste, patron de presse et essayiste. Il a récemment publié Trop vite (2010), Aimer quand même le XXIème siècle (2012) et Pourquoi les riches ont gagné (Albin Michel, 8 janvier 2014). Il dirige avec sa femme le magazine CLÉS. Il est également l’un des dirigeants de l’ONG de défense des droits humains Human Rights Watch, dont il préside les activités en France.

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