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N’était-ce pas aux Maliens de décider de leur processus démocratique?

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Vues depuis la France, les élections maliennes qui ont propulsé Ibrahim Boubacar Keita au pouvoir se sont déroulées à la perfection. Après plusieurs mois d’intervention française la date avait été fixée et le 23 juillet et le jour J, les caméras du monde entier observaient les Maliens se diriger vers les bureaux de vote.

Dans une lettre adressée à son ami Boubacar Boris Diop, romancier sénégalais, Aminata Dramane Traoré raconte cette journée, et les réflexions qu’elle lui a suscité, alors qu’elle était au Mali et s’apprêtait elle-même à voter.

Le succès de l’opération Serval au Nord-Mali en janvier 2013, quarante-neuvième intervention militaire de la France dans son pré carré africain, a dépassé toutes les attentes. Ses soldats y ont été accueillis en libérateurs tandis que des intellectuels africains de renom, jusque-là peu suspects de complaisance à l’égard de la Françafrique, se sont bruyamment réjouis de son action, jugée énergique et courageuse.

On peut comprendre ce soulagement, car il était impératif de mettre hors d’état de nuire la coalition des responsables du sanglant chaos malien. Mais la haine envers ces derniers n’a-t-elle pas ramené un conflit complexe à une banale lutte entre le Bien et le Mal ?

C’est à cette question que s’efforcent de répondre Aminata Dramane Traoré et Boubacar Boris Diop dans un échange de lettres stimulant et franc…

Extrait de La Gloire des Imposteurs d’Aminata Dramane Traoré et de Boubacar Boris Diop

Bamako, jeudi 10 octobre 2013

Mon cher Boris,

Comme le temps passe vite… Déjà presque trois mois qu’a eu lieu le premier tour de l’élection présidentielle. Pour la France elle devait être une simple formalité de transfert et de légitimation du pouvoir, mais le peuple malien en a fait un quasi-plébiscite pour Ibrahim Boubacar Keita. J’avoue que je ne m’attendais pas à ce dénouement : copieusement stigmatisé, Keita n’est pas non plus un de ces technocrates qui ont presque toujours eu la faveur de la « communauté internationale ». Après ce scrutin censé ouvrir la voie à la réconciliation avec les rebelles touareg, il lui faudra rebâtir l’État et l’armée, et faire face à l’islam radical. Mais quid du modèle économique qui nous a conduits à ce chaos ? J’ai souvent évoqué cette question cruciale au cours de notre longue conversation. J’aurai l’occasion de revenir sur les grands défis et l’étroite marge de manœuvre du nouveau président. Pour l’heure, savourons l’accalmie actuelle au Mali, sans oublier toutefois de rester très vigilants.

Avant d’aller plus loin, deux mots sur l’organisation de ce scrutin historique. Je n’ai nulle envie de m’étendre sur les batailles épiques autour des marchés de cartes électorales, des urnes et autres ingrédients de la démocratie affairiste. Je préfère te parler de la manière dont mes proches et moi avons vécu l’événement. Dans ma famille, tout le monde était, tu peux me croire, très excité. « As-tu retiré ta carte, Nina ? » m’a-t-on demandé plusieurs fois. Et puisque je ne l’avais pas encore fait, un de mes neveux a proposé de s’en charger à ma place : « Donne-moi ton reçu Ravec, je vais chercher ta carte. » Diawoye – c’est son nom – craignait de me voir boycotter cette élection qui, dans son entendement, rimait avec sortie de crise. Une faute qu’il ne m’aurait jamais pardonnée !

En réalité, il a lui-même douté jusqu’au bout, comme la plupart des Maliens, de la faisabilité du scrutin. Il aurait bien aimé s’abstenir de voter, ne serait-ce que pour remettre à leur place les politiciens français. Dans cette période délicate de notre histoire, Hollande, Fabius et Le Drian nous ont en effet tous choqués par leurs mises en garde répétées. Ceux que je me plais à appeler le trio infernal étaient bien décidés à faire coïncider le temps militaire avec le temps politique. En avril 2013, Le Drian avait déclaré sans ambages sur RFI : « Je pense que ces bruits qui courent sur la nécessité du report de la date mettent en cause tout le travail militaire qui a été effectué jusqu’à présent. Techniquement il est possible d’organiser ces élections et donc, il faut que tout soit mis en œuvre pour que ça se fasse. Parce qu’il en va de la crédibilité du Mali, il en va de la crédibilité de l’action des Casques bleus, il en va de la crédibilité de l’action européenne pour la formation de l’armée malienne, il en va de la crédibilité de l’intervention française. » On avait envie de demander à ce brave monsieur : où est le lien entre ce forcing et un exercice normal et sain du jeu démocratique ?

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N’était-ce pas à notre peuple de décider de la date du scrutin pour permettre à tous – aux déplacés et aux réfugiés tout comme à nos concitoyens du Nord – d’y prendre part ? Le jour J, les parents, quelques amis et voisins n’ont cessé de me harceler : « As-tu voté ? » « Quand comptes-tu te rendre au bureau ? » Finalement, quelqu’un m’a dit : « Nous t’y devançons et te dirons à quel moment tu peux venir voter pour ne pas avoir à faire la queue. » Vers quinze heures, j’y suis allée. Laisse-moi te faire, mon cher Boris, une confidence qui va peut-être te surprendre et choquer les naïfs pour qui l’élection est l’alpha et l’oméga du système pluraliste : je votais pour la première fois de ma vie. Je ne suis pas seule dans ce cas au Mali, loin s’en faut ! Si les taux d’abstention sont très élevés chez nous – 70 % en moyenne ! –, c’est parce que tout le monde est convaincu que les dés sont pipés et que nos élus n’auront que l’ombre du pouvoir. À la présidentielle de 2007, par exemple, j’ai entendu un patriarche de Djenné, Amadou L., demander à son fils : « Dis-moi, qui la France a-t-elle choisi, cette fois-ci ? » Et le jeune homme, étonné, de rétorquer : « Mais nous votons, papa ! » Et le père de lui lancer avec un sourire moqueur : « Oui, mon fils, vous votez mais c’est la France qui choisit… »

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