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«Quand les choses vont mal on cherche un bouc émissaire»

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L’antisémitisme est de nouveau à la une. Grâce à Dieudonné. Et les intellectuels, les politiques, les médias en France se déchirent à son sujet. Nous savions que les choses allaient mal et quand les choses vont mal, on cherche, comme l’a brillamment démontré René Girard, un bouc émissaire.

Il faut reconnaître que nous avons, ces dernières années, cherché d’autres boucs émissaires que les Juifs pour exorciser le surplus de désarroi et de colère devant la crise qui nous accable. Ce furent d’abord les étrangers, puis les immigrés, ensuite les musulmans et enfin les Roms. Le résultat ne fut pas probant. Pour que la haine prenne, pour qu’elle se propage, il faut que nous soyons préparés à l’assumer grâce à l’éducation, à la tradition, à l’histoire et aux préjugés. Les Juifs éparpillés à travers le monde se prêtent bien au mythe d’un complot mondial responsable de tous nos malheurs.

Au Moyen Age déjà, quand la peste dévorait des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants chez nous en France, on accusa tout naturellement les Juifs d’être à l’origine de l’épidémie. Ému, le pape Clément VI publia, en septembre 1348, une bulle dans laquelle il expliquait fort posément que les juifs mouraient de la peste tout autant que les chrétiens. Rien n’y fit. Les hommes voulaient venger les morts et tenaient les coupables.

À dire que les Juifs, que les sionistes sont coupables de la crise, on ne risque rien. La liberté d’expression le permet. Et on peut de surcroît se faire applaudir. Alors quel est le rôle de Dieudonné ? Chaque phénomène de société a besoin d’un révélateur. Dans ce cas précis, c’est lui. Le débat qui secoue l’opinion en France dévoile au moins trois éléments : la figure même de Dieudonné, nous, et entre nous et lui, le langage. Les mots.

Un tel personnage a été décrit par Jean-Paul Sartre dans une nouvelle intitulée : « L’enfance d’un chef ». Chez Sartre, il s’appelle Lucien. Sa personnalité repose sur sa détestation des Juifs. On ne pouvait inviter chez soi un Juif si l’on conviait Lucien : « Ça ferait joli, disait-on. Lucien ne peut souffrir les Juifs. » Et lui, tout fier qu’on parle de lui, se contemplait dans la glace et se disait : « Lucien, c’est moi ! Quelqu’un qui ne peut souffrir les Juifs. » C’était aussi simple que si l’on disait : « Lucien n’aime pas les huîtres. »

On oublie souvent qu’avant de « faire » il y a « parler »

Supposons que Dieudonné n’ait pas proclamé en octobre 2002, sur le site Black Map : « Maintenant, il suffit de relever sa manche et de montrer son numéro pour avoir droit à la reconnaissance ». Qui se souviendrait aujourd’hui de ce comique dépassé depuis longtemps par une cohorte d’humoristes plus jeunes et plus talentueux que lui ?

Le 16 février 2005, Dieudonné se trouve à Alger. Et s’il ne lançait pas, lors d’un entretien, sa « grande idée » de la « pornographie mémorielle », qui en aurait parlé ? Le 23 novembre 2009, il est en Iran. Personne ne l’aurait su si, après avoir été reçu par Ahmadinejad, il n’avait déclaré : « Nous avons reçu un budget important qui nous permettra de faire des films à la hauteur de ceux de Hollywood qui est le bras armé de la culture sioniste. »

Nous croyons que le racisme, qui est la haine de l’autre, différent de nous, ou l’antisémitisme, qui est la haine de l’autre, notre semblable, sont condamnables seulement quand ils deviennent actes :agression, profanation, meurtre… La parole, elle, est libre. « Il est interdit d’interdire », disions-nous en mai 1968. Or, on oublie souvent qu’avant de « faire », il y a « parler ». Certains pensent même que parler est déjà agir. Nous parlons, nous sommes, comme disait Pascal, « embarqués ».

Pour que des milliers de Hutus se mettent à massacrer à la machette leurs voisins Tutsis, il fallait bien que quelqu’un leur parle, les incite à le faire. À la veille du génocide, une radio populaire, la Radio télévision libre des mille collines, appelait au meurtre.

Qui est responsable de la mort des centaines de milliers d’Arméniens en Turquie ? Les massacreurs seuls ou aussi tous ceux qui, par leurs articles, leurs blagues, leurs discours, ont préparé les massacreurs au massacre et justifié par avance celui-ci ?

Oui, la parole engage. Hitchcock, dans un très beau film, « La corde », met en scène un professeur tout surpris de voir deux de ses élèves réaliser ce que lui-même proposait seulement comme une réflexion philosophique. Et ce fut un meurtre.

Question : est-ce que le même discours de haine provoquerait à différentes époques le même résultat ? Ma première réponse est non. Mais, pour être plus honnête? je répondrai que nous n’en savons rien.

Les mots sont comme des grains : pour qu’ils donnent des fruits, il faut que la terre soit bien préparée, labourée. Je pense que la nôtre l’est.

Notre société permissive, décomplexée, et en même temps orpheline de ses grands espoirs laïques disparus dans des camps de travail, de rééducation ou d’extermination, est prête à suivre tous les chants des sirènes.

Combien sommes-nous encore capables, comme Ulysse, de leur résister ? 

>> La tribune de Marek Halter a été publiée sur le site de Paris Match

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