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Spectacle de Dieudonné interdit: quelles suites juridiques?

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Conseil d’État : 1 – Dieudonné : 0

Le préfet de Loire Atlantique a décidé, après l’envoi de la circulaire Valls le 6 janvier, d’interdire le spectacle de Dieudonné à Nantes, qui devait se tenir jeudi 9 janvier au soir, de manière à « prévenir le trouble à l’ordre public constitué par les atteintes au respect de la dignité de la personne humaine contenue dans le spectacle ».

Décision suspendue jeudi par le tribunal administratif de Nantes – saisi en référé par les avocats de Dieudonné – qui a donné raison à l’humoriste, estimant que son spectacle Le Mur « ne peut être regardé comme ayant pour objet essentiel de porter atteinte à la dignité humaine » et que « le risque de troubles publics » ne peut justifier « une mesure aussi radicale que l’interdiction de ce spectacle ». Les juges ont également estimé que le même spectacle n’avait pas donné lieu « à des troubles à l’ordre public » lors de ses représentations parisiennes.

Mais la réponse du tribunal administratif n’a pas attendu longtemps pour être invalidée par le Conseil d’État, saisi en urgence par le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls. Deux heures avant le début du spectacle, le Conseil d’État a donc maintenu sa décision de suspendre le spectacle de Dieudonné au Zénith de Nantes. Manuel Valls, en déplacement à Brest, s’est félicité de cette victoire de la République : « la République ne peut pas tolérer la haine de l’autre, le racisme, l’antisémitisme ; ce n’est pas ça la France ».

La décision du Conseil d’État fera-t-elle jurisprudence ?

Comme le rappelait l’ancien ministre de la Culture, Jack Lang, au micro de RTL, la décision du tribunal de Nantes de maintenir le spectacle était « conforme à la tradition de la jurisprudence française et à celle du Conseil d’État depuis 1932 ». « La loi et la jurisprudence disposaient jusqu’à présent qu’on ne peut interdire une manifestation ou un spectacle que s’il y a une menace contre l’ordre public vis-à-vis de laquelle les pouvoirs publics sont empêchés d’agir », a expliqué l’ancien ministre de la Culture.

Dans sa décision, le tribunal administratif de Nantes avait sur ce point indiqué qu’« il n’était pas établi que le préfet ne disposait pas des moyens nécessaires au maintien de l’ordre public », si le spectacle présentait effectivement des « risques de troubles publics ».

Richard Malka, l’avocat de Radio France dans l’affaire qui l’oppose à l’humoriste après ses propos antisémites tenus contre le journaliste Patrick Cohen, a pour sa part estimé dans Sud-Ouest que la décision du Conseil d’État ferait sans aucun doute jurisprudence, et « s’appliquera à tous les aspects des tribunaux administratifs qui seront saisis ». Jack Lang avait également évoqué un « revirement de jurisprudence » suite à cette décision.

La tournée va-t-elle être menacée ?

Interrogé par FranceTvInfo, Serge Slama, maître de conférences en droit public et membre du Centre de recherches et d’études sur les droits fondamentaux (Credof), estime que la décision ultra-rapide du Conseil d’État est « juridiquement contestable », même si « politiquement, ça se comprend ». « J’ai tendance à penser que le Conseil d’État penche souvent plus du côté du pouvoir, surtout dans ce type de contexte politique très sensible », indique-t-il, ajoutant que le Conseil d’État joue ici « le rôle de gardien du temple ».

Concernant la tournée de Dieudonné, qui devait se poursuivre le 10 et 11 janvier à Tours et Orléans, le juriste est catégorique : la tenue des prochains spectacles est menacée. « La motivation est très générale. Elle se fonde sur les propos passés de Dieudonné et sur le fait qu’il va recommencer. Dès lors qu’on a cette idée-là, tous les maires, tous les préfets, dans toutes les villes, vont pouvoir prendre des arrêtés » pour faire interdire les représentations.

Le tribunal administratif d’Orléans a confirmé vendredi 10 janvier l’interdiction du spectacle qui devait avoir lieu à Tours le soir-même.

Les vidéos de Dieudonné pourraient aussi être interdites

Après l’interdiction des spectacles, le gouvernement pourrait aussi envisager d’appeler à la responsabilité des sites de partage de vidéos comme YouTube et Dailymotion concernant la mise en ligne de spectacles de Dieudonné.

Interrogée par BFM TV, la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti, n’a pas exclu la possibilité de censurer ces vidéos. « En ce qui concerne Dailymotion, oui, c’est beaucoup plus simple. En ce qui concerne YouTube, c’est un site américain, et donc les choses sont beaucoup plus compliquées. Les Etats-Unis ne répondent pas aux mêmes critères juridiques » que la France, a-t-elle précisé.

Selon Serge Slama, « on pourrait même aller plus loin et interdire le site internet de Dieudonné, par exemple ». Jeudi soir, Dieudonné a lancé, sur sa page Facebook, un appel à ses fans pour qu’ils rentrent chez eux « en chantant la Marseillaise », après l’annulation de son spectacle. Il indique également qu’il publiera vendredi 10 janvier un message-vidéo sur YouTube, plateforme privilégiée par lhumoriste pour diffuser ses vidéos.

Que peut maintenant faire Dieudonné ?

Après l’interdiction de son spectacle, l’humoriste peut saisir la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui, depuis une décision célèbre de 1976, a déclaré que l’on devait « respecter la liberté d’expression même quand les opinions heurtaient ou inquiétaient l’État ou une partie de la population », rappelle Jean-Philippe Feldman, avocat à la Cour de Paris, interrogé par JOL Press.

« Cet arrêt est très important parce qu’il a fondé le régime européen de liberté d’expression. Aujourd’hui, on ne peut porter atteinte à la liberté d’expression que dans des cas très stricts. Avant cette jurisprudence, les interdictions de spectacles étaient beaucoup plus aisées », précise-t-il.

Pour Serge Slama, la CEDH, qui mettra dans la balance « d’un côté les propos de Dieudonné et, de l’autre, le fait qu’il ne peut plus du tout s’exprimer », risque d’être « embêtée parce qu’elle n’aime pas ce genre d’interdictions totales. Mais le risque pris par la France est mesuré, parce que cela prendra beaucoup de temps avant d’aboutir à une décision » : de trois à cinq ans, selon le juriste.

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