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Ukraine: «Une situation burlesque sur le plan de la démocratie»

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JOL Press : Une nouvelle manifestation a rassemblé, dimanche, près de 200 000 personnes place de l’Indépendance, à Kiev. Devait-on s’attendre à un tel rassemblement, alors que le mouvement semblait s’être quelque peu essoufflé en décembre ?
 

Annie Daubenton : C’est un chiffre qui est en effet relativement étonnant pour deux raisons. D’abord parce que la fermeté du pouvoir depuis l’annonce de jeudi dernier [restreignant le droit de manifester] pouvait faire peur aux gens. Visiblement, les opposants n’ont pas eu peur : ils sont venus manifester en dépit des lois d’exception qui ont été votées la semaine dernière.

La deuxième raison pour laquelle ce chiffre est étonnant, c’est que deux mois après l’annonce du 21 novembre [l’Ukraine annonçait son refus de signer laccord d’association avec l’UE], la population est toujours là, et ne lâchera pas. Il faut maintenant qu’il y ait un aboutissement d’une manière ou d’une autre, en espérant que cette issue ne soit pas trouvée par la violence.

JOL Press : Quel intérêt trouve le gouvernement à faire voter au Parlement ukrainien ces lois restreignant le droit de manifester ?
 

Annie Daubenton : Les lois qui ont été votées jeudi dernier touchent tous les domaines des libertés publiques : droit de se rassembler, droit d’expression, droit de colporter l’information etc.

Quel est le but du pouvoir ? Tout d’abord, répondre au mouvement Maïdan [du nom de la place de l’Indépendance]. C’est une manière de dire aux opposants : « vous essayez de bloquer l’administration présidentielle, le fonctionnement des institutions, vous essayez de paralyser nos domiciles, vous faites des manifestations sous nos fenêtres : la liberté de circuler et de manifester sera donc réduite ».

Dans ces lois, il y a la réponse point par point aux manifestations et aux démonstrations pacifiques qui ont lieu à Maïdan depuis deux mois. Il s’agit également de rétablir l’ordre public, dans un but plus politique. Mais on connaît le résultat : les restrictions ont fait redoubler les manifestations et la colère de la population.

JOL Press : Depuis le début du mouvement de contestation, y a-t-il eu un changement d’orientation des opposants ? Est-on passé d’un mouvement « pro-Europe » à un mouvement « anti-gouvernement » ?

Annie Daubenton : Oui. Au début, le mouvement de l’opposition avait surtout émergé en réponse à la déclaration du 21 novembre : c’était la traduction d’une très grande déception de voir que l’accord d’association avec l’Union européenne n’avait pas été signé.

Les opposants souhaitent également l’application de standards européens : ils se battent notamment pour que les élections cessent d’être fraudées en Ukraine – il n’y a pas eu d’élections qui puissent être reconnues comme « légales » depuis longtemps dans le pays, et Kiev n’a plus de maire depuis des années. On est dans une situation pour le moins burlesque sur le plan de la démocratie !

Les revendications se sont peu à peu tournées vers le pouvoir ukrainien, étant donné que les réactions à l’étranger se faisaient timides. Les opposants savent que tout est entre leurs mains. Ils essaient de trouver des solutions, beaucoup émettent des plans politiques, notamment l’opposition parlementaire sur qui le gouvernement fait jouer la division.

En même temps, les Ukrainiens commencent à perdre patience après plus de deux mois de manifestations, dans un pays où la température frôle les -10°.  Tout cela change l’orientation des rassemblements. Ils veulent maintenant abolir les lois liberticides et faire chuter le pouvoir, mais ce sera un processus long.

JOL Press : Le président Viktor Ianoukovitch est en train de perdre le soutien d’ONG, de pays occidentaux et des États-Unis, qui menacent le gouvernement ukrainien de sanctions. Le président bénéficie-t-il néanmoins d’un soutien suffisant pour espérer rester en place ?
 

Annie Daubenton : La cote de popularité du président, avant même les déclarations du 21 novembre, était entre 20 et 25%. Il ne bénéficie d’aucun soutien populaire, et les actions des anti-Maïdan, censés soutenir Ianoukovitch – certains ont été payés pour manifester – ont été à chaque fois des fiascos.

Le plus gros soutien à Ianoukovitch – qui est même plus qu’un soutien, puisque ce sont des engagements – c’est la Russie. Il y a cependant deux échéances majeures qui empêchent pour l’instant la Russie de s’imposer : le sommet de Davos, où les délégations russe et ukrainienne vont se trouver face à face, et les Jeux Olympiques de Sotchi début février. Il est clair que Vladimir Poutine peut difficilement recourir à la manière forte avant les JO. Donc de ce côté-là, la Russie fait le gros dos et attend que Ianoukovitch « fasse le ménage ». Et on voit quel ménage il risque de faire…

JOL Press : On a beaucoup parlé, ces derniers mois, du leader de l’opposition, Vitali Klitschko. Il a rencontré dimanche le président ukrainien et ils ont décidé de créer une commission pour sortir le pays de la crise. Pourrait-on imaginer un gouvernement de coalition entre Ianoukovitch et Klitschko ?
 

Annie Daubenton : Sûrement pas entre eux deux. Par contre, on pourrait voir la formation d’une nouvelle majorité au Parlement. Au sein du Parti des régions [parti au pouvoir, dont le chef est l’actuel Premier ministre ukrainien], certains députés ne sont en effet pas forcément en accord avec les décisions actuelles du pouvoir. Si une nouvelle majorité se forme au Parlement, elle ferait du président Ianoukovitch une sorte de personnage de second plan.

C’est une des possibilités politiques qui s’esquisse, mais elle n’est pas acquise. Cela demande aux députés du Parti des régions du courage, ou alors de tous quitter le mandat, auquel cas ils seraient obligés de faire des réélections. Ces différents schémas sont en train d’être élaborés par les principaux responsables. Vitali Klitschko, qui est quelqu’un de très populaire, qui a les « mains propres » et représente la nouvelle génération, a tout lieu de donner confiance aux gens. De là à en faire un leader de cette nouvelle majorité, il y a un pas qui demande temps et réflexion.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Annie Daubenton est journaliste, chercheur et spécialiste de l’Ukraine. Elle a été conseillère culturelle à l’Ambassade de France à Kiev (1998-2001) et correspondante à Moscou pour Radio France (1993-1997). Elle a aussi publié Ukraine : les métamorphoses de l’indépendance, éditions Buchet-Chastel, 2009, et tient un blog pour « Alternatives Internationales ».

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