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USA versus Europe: la soumission du «troisième cercle»

À l’orée du XXe siècle, les États-Unis se trouvent en bonne position pour accéder à la domination mondiale. Les deux premiers cercles sont sous leur coupe. Les limites de leur territoire légal (premier cercle) ne sauraient être remises en cause. Leur emprise sur l’Amérique latine (deuxième cercle) est d’autant plus solide que, hormis la frange défavorisée des populations concernées, personne au niveau international ne la conteste sérieusement.

L’exploitation éhontée de cette partie du monde par les Espagnols et les Portugais, le mépris dont ils firent preuve envers les premiers habitants, l’irresponsabilité des aristocraties locales pendant et après les révolutions du début du XIXe siècle contribuèrent à livrer le continent au voisin du nord. Chaos économique et politique, luttes fratricides, imprévoyance firent de l’Amérique latine débarrassée de ses anciens colonisateurs une proie facile. Le modèle jeffersonien qui imprègne la plupart des constitutions nationales, le bicamérisme, le pouvoir exécutif fort, tout cela calqué sur les États-Unis, facilite la pénétration yankee.

Surtout, les divers pays ont conservé une aristocratie foncière que les Américains ne mettront pas longtemps à convaincre que leur intérêt bien compris croise celui de la finance nord-américaine. Se partageant le pouvoir et les bénéfices, oligarchies locales et magnats nord-américains n’ont plus, à l’aube du XXe siècle, qu’à maintenir les choses en l’état. Cuba et Porto Rico appartiennent déjà aux États-Unis. Panama est doté d’un statut qui en fait une possession américaine. En 1916, Haïti tombe dans leur escarcelle ; ils l’occuperont militairement en 1934 et n’en repartiront qu’en 1957, assurés de la fidélité du dictateur qu’ils laissent en place (Duvalier).

Le tour de Saint-Domingue arrive en 1924 

Le tour de Saint-Domingue arrive en 1924 ; ils mettront à la tête de l’État, en 1930, l’un des tyrans les plus implacables de la région, Trujillo, dont la dictature durera jusqu’en 1961. En 1965, ils reviennent. Partout où ils l’estiment nécessaire pour leurs intérêts, ils opèrent, violant la souveraineté des États. Ainsi, à la Jamaïque, territoire britannique, en 1962 – il est vrai que la United Fruit y est implantée – et à la Grenade, en 1983. Ce genre d’intervention est immanquablement effectué au nom de la « restauration de la démocratie et de la sauvegarde des citoyens et intérêts américains ».

À Cuba, la première intervention à propos de laquelle l’amendement Platt est invoqué se déroule, à la demande du président Tomas Estrada Palma (élu le 20 mai 1902 avec l’appui des Américains), en 1906, lorsque sa réélection, entachée d’irrégularités et de fraudes, provoque un soulèvement. L’intervention des troupes étrangères est renouvelée en septembre de la même année, toujours sous le couvert de l’amendement. Véritable protectorat américain, Cuba est alors administrée par William Howard Taft, futur président des États-Unis, pour l’heure secrétaire à la Guerre, qui se proclame « gouverneur général de la République de Cuba ».

Après cela, le sort de l’île est scellé. Les présidents fantoches se succèdent, qui tous favorisent les entreprises et les capitaux nord-américains. Les ingérences de Washington ne se comptent plus, jusqu’au moment où Ramon Grau San Martin, qui est parvenu à la présidence en 1933, prend un certain nombre d’initiatives favorables à Cuba, dont l’abolition de l’amendement Platt. Les États-Unis appuient un officier de l’armée cubaine, Fulgencio Batista, qu’ils portent au pouvoir le 10 mars 1952. La corruption du régime, les différences sociales, la torture utilisée par le Service d’information militaire et le Bureau de répression des activités communistes, formés par des instructeurs américains, conduisent au soulèvement de 1959 et à la Révolution.

En règle générale, cependant, les États-Unis préfèrent à l’occupation militaire l’emprise économique. La politique des conférences panaméricaines, par exemple, est une forme d’impérialisme déguisé grâce auquel on s’assure de la fidélité des gouvernements. Mais c’est principalement la colonisation commerciale et financière qui fait de l’Amérique latine un prolongement de l’économie des États-Unis, et de leurs gouvernants des vassaux dociles. À la veille du premier conflit mondial, alors que les intérêts européens ont encore une indubitable consistance en Amérique du Sud, les errements politiques du Vieux Continent vont ouvrir la voie menant à sa déchéance et paver la route de la conquête mondiale pour les États-Unis.

L’Europe égarée Août 1914. Les tensions, déjà à leur comble, parviennent à leur point de rupture. Les principales nations européennes se jettent les unes contre les autres dans une débauche de haine et de rage collectives. L’esprit de revanche, la vanité et l’arrogance des états-majors, impatients d’en découdre, l’incompétence irresponsable des dirigeants politiques, l’avidité des industriels de l’armement déclenchent le suicide. Se rappelant l’injonction de George Washington, les Américains n’envisagent pas, dans l’immédiat du moins, de se mêler au conflit. Simples « associés » des pays de l’Entente après 1917, ils désirent garder les mains libres et refusent de se considérer comme des alliés.

Ils entendent bien, au contraire, user de leur neutralité (1914-1916) pour en tirer bénéfice. Ils ne sont pas longs à fournir, contre espèces, aux belligérants, vivres, armes et produits. Entre 1914 et 1916, la part du commerce avec l’Angleterre, mais aussi avec les pays scandinaves, les Pays-Bas, l’Espagne et la Suisse, augmente dans une proportion considérable. D’incidents en provocations, cependant, les États-Unis vont être contraints de participer à la guerre. Le discours par lequel la classe dirigeante s’emploie à convaincre un peuple réticent, et pourtant outré par la guerre sous-marine allemande qui envoie par le fond des navires américains, à entrer dans le conflit est le même que celui qui a déjà servi à maintes reprises lors des interventions en Amérique latine : il s’agit de préserver l’équilibre planétaire, de défendre la liberté du commerce, en particulier maritime, et de sauvegarder la démocratie.

Asseoir les relations internationales sur de nouvelles bases

Le fait est que le président Wilson accueille favorablement une occasion qui, précise Yves-Henri Nouailhat, lui permet de réaliser ce qu’il avait déjà voulu faire à travers ses tentatives de médiation manquées : contribuer à asseoir les relations internationales sur de nouvelles bases. L’idée qu’il remplit une « mission » sous-tend en effet toute la politique de Woodrow Wilson. En filigrane, la préoccupation essentielle ne s’est pas infléchie : bâtir le monde américanisé de demain, promouvoir les intérêts des milieux d’affaires américains, s’assurer que les structures économiques qui seront un peu partout, mais principalement en Europe, mises en place le seront prioritairement à l’avantage des États-Unis.

Pour étouffer les ultimes atermoiements de l’opinion publique et du Congrès, l’administration Wilson exalte comme toujours l’esprit de croisade et simplifie les choses : d’un côté les « bons », derrière l’Amérique, de l’autre les « barbares ». Il paraît clair, qui plus est, que le président américain est fermement décidé, les circonstances s’y prêtant, à appuyer l’autodestruction suicidaire de l’Europe en sapant son influence dans les colonies qu’elle possède. Les Anglais Lloyd George, Arthur Balfour et Lord Milner soutiennent le projet de Chaïm Weizmann (1874-1952) d’établir un foyer national juif en Palestine.

Le gouvernement américain y voit l’occasion à la fois d’accentuer les divisions du monde arabe et de démanteler l’Empire ottoman. Il veut détruire, par la même occasion, l’Empire austro-hongrois, car celui-ci représente une chance minime de reconstitution de l’Europe à la fin du conflit. Les avantages que les États-Unis retirent de leur entrée en guerre se précisent sans tarder. D’abord, écrit André Kaspi, le problème du chômage se résout de lui-même. « Du travail pour tous, même pour les Noirs du Sud qui découvrent le chemin des usines du Nord-Est. »

La paix sociale en découle puisque « les revenus réels des travailleurs augmentent de 25%. Pour les fermiers, c’est l’âge d’or malgré la taxation du blé. » Les profits réalisés grâce au commerce atteignent des sommets. Le blé, l’acier, l’essence, les navires, le sucre, des machines, du matériel ferroviaire, du fer, du cuivre, etc., la liste est longue des marchandises américaines qui partent pour la France ou la Grande-Bretagne et contribuent à sauver l’Entente. Tout en enrichissant les États-Unis, car ces marchandises sont vendues. Aussi les réserves financières des Américains semblent-elles inépuisables.

La guerre terminée, si pour les États-Unis le résultat est plutôt encourageant – quelle puissance à présent pourrait encore leur faire de l’ombre ? – il est pour l’Europe catastrophique.

Près de 13 millions d’Européens sont étendus sur les différents champs de bataille, ce qui représente pour l’Allemagne près de 15% de sa population masculine. Le chiffre pour la France est à peu près comparable. Un million d’hommes sont morts en captivité, beaucoup d’autres sont infirmes. L’épidémie de grippe espagnole amplifie encore le nombre des victimes : pas moins d’une vingtaine de millions, au total, en quelques années. Où que le regard se porte, ce ne sont que ruines et dévastations. De ce massacre collectif, aucun pays européen ne sort vainqueur.

« Paix ou pas paix, s’exclame l’un des personnages dans les Croix de bois de Roland Dorgelès, c’est trop tard, c’est une défaite. Rien à faire, je vous dis, le coup est joué. Pour nous autres, c’est une défaite. » Devant ce carnage, on ne peut s’empêcher d’évoquer le jugement lucide et sans concession d’un George Steiner. Son constat nous interpelle jusque dans nos possibles projections sur l’avenir. « Nous ne pouvons voir clair, écrit-il, dans les crises de la culture occidentale, nous ne pouvons comprendre les origines et les formes des mouvements totalitaires d’Europe centrale, et le retour de la guerre mondiale, si nous ne gardons constamment à l’esprit les atteintes subies, après 1918, par les centres vitaux de l’Europe.

Des réserves irremplaçables d’intelligence, d’endurance nerveuse, de savoir-faire politique, avaient été réduites à néant. Des enfants avaient été assassinés pour n’avoir pu naître : ce trait satirique, forgé par Brecht et Georges Grosz, a des résonances spécifiquement génétiques. Un mélange de puissance intellectuelle et physique, une mosaïque d’hybrides et de types nouveaux dont la richesse passe l’imagination, manqueront au maintien et au progrès de l’homme occidental et de ses institutions. Au sens biologique, nous contemplons déjà une culture diminuée, une après-culture. » Ce constat impitoyable éveille l’écho des paroles du comte Dionys dans The Ladybird, de D. H. Lawrence : « Vous pensez que l’Allemagne et l’Autriche ont perdu la guerre ? C’était inévitable. Nous avons tous perdu la guerre. Toute l’Europe. […] C’était une guerre suicidaire. Personne ne pouvait la gagner. Ce fut un suicide pour nous tous. […] Ils [l’Amérique et le Japon] ne comptent pas. Ils n’ont fait que nous aider à nous suicider. Ils ne se sont pas impliqués de manière vitale. »

Face à cette Europe calcinée, exsangue, ruinée, les vrais vainqueurs de la guerre : les États-Unis

Font écho à ces propos, les remarques désabusées mais si pertinentes des personnages créés par Henri Barbusse dans le Feu : « Deux armées aux prises, c’est une grande armée qui se suicide.— C’est peut-être la guerre suprême. » Comment ne pas souscrire à tous ces propos à la seule vue des chiffres ? Outre le sang répandu, les forces vitales qui ne serviront jamais plus l’Europe, la jeunesse sacrifiée, la perte d’influence politique mondiale, la guerre a coûté cher, très cher. Pour le Royaume-Uni, 44 milliards de dollars ; en Allemagne, 22% de la richesse nationale ont été englouties, 26% en Italie, en France, 30%.

Face à cette Europe calcinée, exsangue, ruinée, les vrais vainqueurs de la guerre : les États-Unis. Naïvement, mais aussi grâce à l’éternelle faculté qu’ont les Américains d’offrir d’eux-mêmes une image positive, l’Europe va croire qu’ils ont franchi l’océan pour elle. Or, soutient l’historien Jean-Baptiste Duroselle, « l’histoire de l’entrée des Américains dans la guerre montre bien que les États-Unis, gigantesque prolongement de l’Europe, grâce à l’émigration, ne sont pas entrés dans la guerre pour l’Europe. On pourrait presque dire : « Bien au contraire ».

Sans l’armée et les ressources financières américaines, certes, l’Entente n’aurait pas survécu. Mais Wilson est là pour lancer son pays vers la conquête du troisième cercle, aussi entend-il bien imposer aux Européens – les vaincus, tous adversaires confondus, du suicide collectif – son plan, sa vue de la New Democracy, d’une démocratie mondiale dirigée par l’Amérique. 9932c781988c13bda9102d1d7be040a3.jpgLa SDN : diriger le monde depuis Washington Dans son programme, énoncé devant le Congrès le 8 janvier 1918, Wilson a bien spécifié que la diplomatie devra désormais être « ouverte », que la liberté de navigation maritime devra être totale, les barrières douanières abaissées les armements réduits, les questions coloniales réglées dans un esprit large, impartial, prenant en compte les voeux des populations.

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