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«Les hauts magistrats ne peuvent être indépendants du pouvoir politique»

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JOL Press : Avant tout, qui est François Falletti ?
 

Philippe Bilger : C’est un homme très estimable et courageux. Il est aveugle, c’est ainsi que son épouse le seconde beaucoup. C’est un très grand professionnel. Il avait été nommé en 2010 par Nicolas Sarkozy, et a été maintenu par Christiane Taubira lors de son arrivée au poste de Garde des Sceaux.

JOL Press : Après la lettre qu’il a envoyée à Christiane Taubira, relatant les pressions qu’il a subies dernièrement, un tollé général s’est mis en place dans la presse et le monde politique. Tous fustigent « des pratiques d’un autre temps ». N’est-ce pas au contraire assez courant, vu que les magistrats du parquet sont placés sous l’autorité du Garde de Sceaux, et dépendent donc de la politique pénale du gouvernement ?
 

Philippe Bilger : Ce raisonnement est valable pour la majorité des magistrats du parquet. En revanche, le poste de procureur général à Paris est de nature à la fois judiciaire et politique. Ainsi, sous toutes les latitudes politiques, ce type de poste a fait l’objet de changements à chaque mise en place d’un nouveau pouvoir politique.

Je considère alors que Christiane Taubira, en les maintenant en place durant vingt mois, a plutôt fait progresser la chose. En l’occurrence elle a proposé à M. Falletti de devenir premier avocat général à la Cour de cassation ; il a refusé, et conserve ses fonctions de procureur général près de la cour d’appel de Paris. Je ne vois aucun scandale d’État dans cette histoire. A la rigueur une maladresse, voire de l’amateurisme de la part du cabinet de la Garde des Sceaux.

JOL Press : Cette nomination – refusée par François Falletti – n’était-elle pas une voie de garage, un poste de seconde main par rapport à celui qu’il occupe actuellement ?
 

Philippe Bilger : Être premier avocat général à la Cour de cassation est un poste important mais surtout honorifique. Je comprends qu’il ait refusé alors qu’il doit prendre sa retraite en juin 2015.

Il est évident que Christiane Taubira avait l’intention de nommer un autre procureur général à Paris. Dans le cas contraire, elle ne l’aurait pas fait convoquer à sa chancellerie. En revanche, malgré son refus, François Falletti reste à son poste. Il y a là un vrai progrès par rapport à certaines pratiques antérieures. Cette tentative d’éviction n’a rien de scandaleux, même si lui-même l’a exploitée politiquement à outrance.

JOL Press : En quoi la fonction de procureur général près de la cour d’appel de Paris a-t-elle une valeur symbolique dans les institutions judiciaires ?
 

Philippe Bilger : Parce que les affaires les plus importantes, et spécialement celles qui ont une dimension et des conséquences politiques, sont centralisées et jugées à Paris. Il y a à la fois une proximité intellectuelle et « topographique » entre les sources de pouvoir (Chancellerie, Présidence de la République) et ce parquet général parisien, qui gère une infinité d’affaires, dont les plus sensibles.

Alors que, depuis mai 2012, le pouvoir socialiste laisse les affaires sensibles se dérouler dans une totale liberté, je regrette qu’on fasse, sur ce plan-là, un mauvais procès à Christiane Taubira. Par ailleurs je trouve qu’elle a été un Garde de Sceaux catastrophique sur tant d’autres points…

JOL Press : Une nouvelle affaire entourant l’autorité judiciaire. Même si celle-ci est un peu montée en épingle, n’est-elle pas la polémique de trop autour de Christiane Taubira, décriée au moment de la loi sur le Mariage pour tous, et après la violente polémique du « Mur des Cons » ?
 

Philippe Bilger : On ne peut la mettre sur le même plan que le « Mur des Cons » – où j’avais l’honneur de figurer ! Néanmoins Christiane Taubira a dans l’ensemble été abusivement glorifiée par les médias. Le paradoxe est ainsi que cette affaire – dérisoire par rapport au reste – prend une telle ampleur alors que l’essentiel de sa politique pénale, ou de son absence de politique pénale, est célébrée depuis mai 2012 par des médias ignorants.

Elle a été encensée durant vingt mois à cause du Mariage pour tous, et parce qu’elle est une spécialiste de l’occupation verbale et de l’inaction totale. Mais on lui fait ici un procès chargé d’enflures qui n’a rien à voir avec la réalité de son comportement.

Elle est certes un mauvais Garde des Sceaux, mais je dois lui reconnaître, jusque-là, d’avoir à peu près bien géré les nominations, et surtout d’avoir laissé la magistrature agir librement dans les affaires politico-judiciaires.

JOL Press : Pour revenir à l’histoire de François Falletti, elle n’est évidemment pas un épiphénomène. Nicolas Sarkozy avait ainsi nommé un de ses proches, Philippe Courroye, comme procureur général de Nanterre, soit le parquet le plus important après Paris. Mais justement, cette connivence entre pouvoir politique et hauts magistrats du parquet ne remet-elle pas en cause la neutralité du Ministère public ? Pourrait-on concevoir des « magistrats debout » totalement indépendants ?
 

Philippe Bilger : C’est une question importante. J’étais hier, sur LCI, en face des représentants du Syndicat de la magistrature. Ils m’ont reproché mon manque d’espoir, de foi en la nature humaine judiciaire. De ne pas croire qu’elle puisse changer. Je suis peut-être trop réaliste, trop lucide.

On peut imaginer des structures exemplaires en elles-mêmes. Mais elles ne veulent rien dire sans les personnalités qu’on y envoie. Et j’ai tendance à penser que jamais le pouvoir politique, quel qu’il soit, ne se privera de nommer dans ces structures, à des postes emblématiques, des magistrats suffisamment souples.

Pour l’instant, croyez en mon expérience, il est peu probable de voir une haute magistrature totalement indépendante d’un pouvoir politique qui resterait dans son coin. On peut faire toutes les réformes, mais si on nomme en permanence des gens qui n’ont pas le caractère, la liberté, la fermeté et l’indépendance pour vivifier ces structures, cela ne sert à rien.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

Philippe Bilger est un ancien avocat général à la cour d’Assises de Paris. Egalement Président-Fondateur de l’Institut de la parole, il est notamment l’auteur de La France en miettes (Fayard, 2013).

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