Alors qu’un récent rapport de l’Inserm dévoile les risques de dépendance liés à une consommation précoce au tabac, à l’alcool et au cannabis, Guylaine Benec’h, auteure de l’ouvrage d’«Aide mémoire ; les jeunes et l’alcool» (Editions Dunod), livre un état des lieux de la consommation excessive d’alcool chez les jeunes et revient sur l’importance des politiques de prévention.
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JOL Press : Doit-on s’alarmer de la consommation d’alcool chez les jeunes en France ?
Guylaine Benec’h: Nous devons nous inquiéter de la consommation d’alcool tout court, et pas uniquement de celle des jeunes! Les Français figurent parmi les plus gros consommateurs d’alcool au monde. En moyenne, un Français de plus de 15 ans consomme chaque mois l’équivalent d’un litre d’alcool pur. Pour quelqu’un qui ne consomme que du vin, par exemple, cela représente 11 bouteilles par mois. Et pour un amateur de whisky, 3 bouteilles par mois. Nous devons certes nous alarmer de la consommation des jeunes, mais il ne faut tout de même pas oublier que dans notre pays, les adultes sont deux fois plus nombreux que les adolescents à consommer de l’alcool régulièrement. En 2010, près de 20% des adultes de 18 à 75 ans déclaraient un usage régulier de boissons alcoolisées (10 fois dans le mois), contre 10% des adolescents de 17 ans (Source : OFDT, chiffres clefs 2013).
L’alcool est responsable de 49 000 décès par an en France. On estime que 3,8 millions de Français de 18 à 75 ans sont des consommateurs à risques.
Concernant plus spécifiquement les jeunes, et notamment les adolescents, la réponse est oui : nous devons nous alarmer de la situation. Les adolescents sont certes des consommateurs moins réguliers que les adultes, mais lorsqu’ils boivent de l’alcool, c’est plus souvent de manière excessive. Les adolescents sont bien plus souvent ivres que les adultes : en 2010, les jeunes de 17 ans étaient trois fois plus nombreux que les adultes à déclarer avoir été ivres au moins trois fois dans l’année (ivresses répétées), soit respectivement 28% chez les adolescents, contre 8% chez les 18-75 ans.
Les alcoolisations ponctuelles importantes (cinq verres en une même occasion) sont plus courantes chez les adolescents. Ces phénomènes d’alcoolisations massives doivent nous inquiéter, d’autant plus que depuis quelques années, tous les indicateurs sont à la hausse : la consommation d’alcool augmente chez les adolescents, et cette tendance prévaut également pour le tabac, le cannabis, ou d’autres substances illicites…
JOL Press: Quels sont les risques encourus par ces jeunes ?
Guylaine Benec’h: Nous devons nous interroger sur les raisons de cette évolution, et nous inquiéter des conséquences à court et à long termes. Les excès d’alcool présentent un certain nombre de risques. Le risque routier, par exemple. Dans notre pays, l’alcool est responsable d’un tiers des accidents mortels, et les jeunes en sont les principales victimes. Mais une alcoolisation massive présente de nombreux autres dangers : lorsqu’un jeune est ivre, par exemple, il est davantage susceptible d’être victime ou auteur d’un acte de violence. L’effet désinhibant de l’alcool peut mener à avoir des relations sexuelles non protégées, ou à expérimenter des drogues que l’on aurait refusées en d’autres circonstances.
A forte dose, l’alcool peut provoquer une intoxication éthylique aiguë pouvant, dans certains cas, mener au coma. Un coma éthylique peut être mortel s’il n’est pas pris en charge de manière adaptée. Chez certains jeunes, en état de fragilité psychique, l’effet désinhibiteur de l’alcool renforce le risque de passage à l’acte suicidaire. L’âge moyen des premières ivresses, en France, est de 15 ans. Or, plus un jeune a commencé tôt à boire de l’alcool, plus le risque est grand de voir s’installer une dépendance. Lorsque l’ivresse devient un mode de vie, et qu’il n’est plus possible de faire la fête sans se mettre « la tête à l’envers », alors le risque est grand. Les addictologues constatent une augmentation du nombre de jeunes venant les consulter pour un problème de dépendance. Enfin, les alcoolisations massives répétées sont susceptibles de causer des dégâts sur le cerveau en développement du jeune adolescent.
JOL Press : Selon le dernier rapport de l’Inserm, 58% des enfants de 11 ans affirment avoir déjà expérimenté une boisson alcoolisée et plus d’un tiers des collégiens de 3ème (34%) expliquent avoir connu l’ivresse. Qu’est-ce que traduit cette consommation excessive d’alcool chez les jeunes? Peut-on parler d’un phénomène générationnel ?
Guylaine Benec’h: Attention à ne pas stigmatiser la jeunesse… et n’oublions pas que si les jeunes boivent de l’alcool, c’est parce qu’il s’agit d’un produit fortement valorisé dans notre société. L’alcool est associé au plaisir, à la convivialité, et dès le plus jeune âge nous voyons les adultes trinquer dans les occasions de fête (mariages, baptême..), lors de retrouvailles entre amis ou tout simplement en rentrant du travail ! Il est intéressant, par exemple, d’interroger les enfants sur ce que signifie pour eux le mot « apéro ». Faites l’expérience et vous constaterez que même les plus petits ont une conception déjà assez précise de ce qu’est l’alcool !
JOL Press : Comment expliquer cette recherche de l’ivresse chez les adolescents ?
Guylaine Benec’h: Il existe de multiples explications psychologiques, sociologiques ou culturelles. Certains observateurs font le parallèle entre les nouveaux modes de consommation des jeunes et les caractéristiques de notre société de consommation, dans laquelle tout doit aller vite, de plus en plus vite, et où tout un chacun doit faire preuve d’efficacité. On consommera alors de l’alcool de manière intensive dans le but d’être ivre rapidement. En ce contexte de crise économique, beaucoup d’adolescents manquent de confiance en l’avenir. Pour certains d’entre eux, l’ivresse est un moyen d’échapper à la réalité, de retrouver un paradis perdu… L’alcool, c’est aussi ce qui permet de montrer que l’on n’est plus un enfant, de se sentir appartenir à un groupe de pairs, de surmonter sa timidité. Certains ados sont attirés par les prises de risques.
Selon moi, ces explications sont pertinentes mais pas suffisantes. Je pense que l’augmentation des consommations d’alcool des jeunes s’explique en bonne partie par le matraquage publicitaire dont ils sont la cible de la part des quelques multinationales de l’alcool qui se partagent le gros du marché de la jeunesse. Les jeunes sont en effet une cible privilégiée du marketing de l’alcool, et les sommes investies par les entreprises pour développer des produits toujours plus attractifs et en faire la promotion sont colossales.
Les publicitaires utilisent des stratégies innovantes utilisant un langage et des codes qui plaisent aux jeunes : humour, ton décalé, couleurs flashy, glamour, références à l’univers des dessins animés… tout cela plaît aux jeunes, qui ont tendance à se fidéliser à certaines marques. L’essor d’Internet, et notamment des réseaux sociaux, s’avère payant pour les entreprises. C’est ainsi que le premier producteur mondial d’alcool, Diageo, a annoncé récemment que son chiffre d’affaires avait augmenté de 20% suite à un accord conclu avec Facebook…
JOL Press : L’alcool chez les jeunes est-il selon vous un sujet tabou en France ?
Guylaine Benec’h: Je ne suis pas certaine qu’il s’agisse d’un sujet tabou. Au contraire, le phénomène est largement médiatisé, souvent sous une forme exacerbée, caricaturale. A juste titre, tout le monde s’en inquiète : les parents, les enseignants, les pouvoirs publics, les jeunes aussi, qui sont nombreux à se renseigner sur le sujet! Mais attention à ce que le jeune ne devienne pas le stéréotype du buveur, histoire de faire oublier aux adultes de « balayer » devant leur propre porte. Autrefois, nous avions le stéréotype de l’ivrogne, aujourd’hui celui du jeune fêtard qui s’alcoolise en fin de semaine, méfions-nous de ces clichés.
Le tabou, en France, c’est l’alcool, tout simplement. L’alcool à tous les âges et les ravages humains, économiques et sociaux qu’il cause dans notre pays.
JOL Press : Quelles sont les réponses des politiques publiques face à ces consommations excessives d’alcool des jeunes ?
Guylaine Benec’h: Un constat s’impose : les politiques publiques des dernières années ont échoué à inverser la tendance. Les consommations d’alcool des jeunes ne cessent d’augmenter et il est urgent de mobiliser les ressources qui permettront d’apporter une réponse de grande ampleur.
Certes, un grand nombre de mesures sont prises : renforcement des actions de sécurité routière et de sécurité publique, interdiction de la vente d’alcool aux mineurs, mise en place de dispositif de prévention en milieu festif ; création de centres de consultations pour les jeunes consommateurs, déploiement de campagnes de prévention etc. Des recherches sont financées pour permettre de mieux cerner le phénomène et identifier les mesures les plus efficaces, les professionnels de tous secteurs sont formés, des évènements sont organisés à destination des parents.
De plus en plus de collectivités locales s’emparent de ces questions, des projets souvent très innovants sont expérimentés. Grace aux nombreux travaux d’experts, les pouvoirs publics savent bien ce qu’il convient de faire et le nouveau plan de la MILDT, par exemple, propose des pistes d’action intéressantes.
Malheureusement, les budgets sont loin d’être suffisants !
Il est navrant de constater que les crédits alloués à la prévention et à la promotion de la santé diminuent chaque année dans notre pays, alors même que le gouvernement reconnaît la nécessité de renforcer la prévention dans le but de limiter les dépenses de santé et de mieux protéger nos jeunes. J’invite d’ailleurs vos lecteurs à signer et à diffuser le Manifeste pour une reconnaissance et un financement fiable de la promotion de la santé, de l’éducation pour la santé, de la prévention collective et de la santé communautaire, et soutenir ainsi les experts de renom et professionnels de tous secteurs qui proposent des pistes d’action très concrètes pour donner à la prévention toute la place qui lui revient.
JOL Press: De plus en plus de jeux d’alcool dangereux – « binge drinking » – font leur apparition. Le dernier : « Neknomination » se répand sur les réseaux sociaux. La prévention dans les milieux scolaires est-elle suffisante concernant les dangers de l’alcool ?
Guylaine Benec’h: L’école, qui est le deuxième milieu de vie le plus influent sur le jeune après la famille, doit être au cœur de la prévention. La prévention a toute sa place dans les établissements scolaires, et des initiatives parfois très intéressantes y sont déployées. Mais si nous voulons qu’une prévention de qualité soit mise en œuvre dans les établissements scolaires, il importe de mieux former les équipes éducatives et de leur fournir les ressources adaptées. Dans certains cas, le manque de moyens est un frein réel à la mise en place d’actions de prévention.
Mais il faut également être vigilent quant à la nature des interventions qui seront menées, car certaines pourraient bien s’avérer contre-productives. Attention notamment aux interventions qui font appel à la peur ou qui reposent sur une approche moralisatrice, ainsi qu’aux actions organisées dans l’urgence, en réponse à une crise. Pour être efficaces, les actions de prévention doivent partir du vécu des jeunes, utiliser des méthodes interactives et privilégier la qualité de la relation avec les jeunes. La prévention doit démarrer très tôt, s’inscrire dans une démarche de promotion de la santé, et reposer sur un continuum d’actions régulières implantées sur toute la durée du cursus scolaires.
Enfin, même les programmes de prévention les plus pertinents auront une efficacité limitée s’ils ne sont pas complétés par des actions à destination des parents et de l’ensemble de la communauté.
JOL Press : Les parents ont-ils conscience de cette réalité ? Quand faut-il s’inquiéter ?
Guylaine Benec’h: Bien entendu, il n’est pas question de s’inquiéter dès qu’un jeune sort et fait la fête. Dans la majorité des cas, les choses se passent bien, et toutes les alcoolisations ne sont pas alarmantes. Sur ce point, les addictologues recommandent de « ne jamais dramatiser, ne jamais banaliser, toujours évaluer ». Les parents doivent être vigilants et s’inquiéter dès lors que leur enfant consomme de l’alcool de manière régulière ou si des troubles du comportement apparaissent. Il ne faut pas hésiter à demander l’avis d’un professionnel, en contactant par exemple une Consultation Jeune Consommateurs, qui saura évaluer la situation, conseiller les parents et proposer, au besoin, un accompagnement personnalisé.
Ces centres peuvent accueillir les familles, sans leur enfant, afin de les conseiller et de les aider à trouver une démarche pouvant inciter leur enfant à dialoguer ou à consulter. S’il importe de savoir poser des limites et d’avoir un discours clair sur l’alcool, il est tout aussi important de maintenir un dialogue bienveillant avec le jeune et d’éviter les leçons de morale, souvent contreproductives.
JOL Press: Quelle attitude les parents doivent-ils adopter ?
Guylaine Benec’h: Les parents sont trop souvent considérés comme responsables de tous les maux de leurs ados. On entend souvent dire, à propos des alcoolisations des jeunes, cette phrase accusatrice: « mais que font donc les parents ? ». Je pense que la majorité des parents dans ce pays font comme vous et moi: ils s’inquiètent à juste titre pour leurs enfants et ils font… de leur mieux ! Malheureusement ce n’est pas toujours suffisant. C’est pourquoi il faut renforcer les programmes d’aide à la parentalité. La famille est de loin le milieu le plus influent sur le jeune, avant l’école ou le groupe d’amis. La qualité des relations intrafamiliales, l’attitude des parents par rapport à l’alcool, le type éducatif… tout cela joue un rôle non négligeable sur le devenir d’un individu.
Le lien entre les conduites addictives et la nature des premières relations d’attachement, dans la petite enfance, a été largement démontré: le premier facteur de protection d’un adolescent, c’est l’amour qu’il a reçu dans son enfance ! C’est pourquoi il est nécessaire de développer des initiatives de soutien à la parentalité dès la petite enfance. Les évaluations des programmes de prévention nord-américains montrent que les plus efficaces sont ceux qui démarrent très tôt: autrement dit, en aidant certains parents au moment où ils accueillent un nouveau né, on réduit sensiblement le risque de voir cet enfant, une fois adolescent, s’engager dans des consommations à risque. Mais cela implique une vision à long terme… Les parents ne peuvent pas porter à eux seul le poids de la prévention. La prévention est l’affaire de la société toute entière.
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Guylaine Benec’h est l’auteure de l’ouvrage d’Aide mémoire ; les jeunes et l’alcool, Dunod, 2014, 139 pages.