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«Les lanceurs d’alerte: de très bons élèves de la démocratie»

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JOL Press : Les lanceurs d’alerte sont-ils des citoyens ordinaires ?
 

Florence Hartmann: L’histoire des lanceurs d’alerte est incroyable. Il ne faut oublier qu’au départ ce sont des employés d’entreprises privées, ou du service public. Comme n’importe quel citoyen, ils sont confrontés à une situation en décalage avec les normes, avec ce qu’on peut attendre dans une démocratie. Ecartelés entre leur loyauté, leur devoir de réserve et leur conscience, ils vont décider de dénoncer quelque chose parce qu’ils pensent que cela met en danger la société. Ce qu’il s’apprête à révéler peut aussi bien relever de l’environnement, du sanitaire, ou des libertés publiques. Ils vont décider d’informer et de tirer la sonnette d’alarme, c’est pour cela qu’on les appelle les « lanceurs d’alerte ».

Une fois qu’ils deviennent connus et que la société prend conscience que l’histoire qu’ils voulaient dénoncer est importante pour l’ensemble des individus – et contenu des représailles dont ils sont souvent les victimes – leur histoire prend une grande ampleur avec des rebondissements dignes d’un roman policier. Ces personnages deviennent alors romanesques, et l’on oublie souvent qu’au départ il ne s’agissait que de simples employés.

JOL Press : Il s’agit de simples employés qui se trouvent tout de même au cœur du système, dans des positions stratégiques, non ?
 

Florence Hartmann: Oui et non, puisqu’à n’importe quel poste, il peut y avoir des abus, des transgressions de la légalité. Erin Brockovich était au départ une petite assistante juridique: à son tout petit niveau, elle a pris connaissance d’un scandale qu’elle a voulu dénoncer pour tenter de rétablir la vérité. Les lanceurs d’alerte ne sont pas des gens qui s’élèvent contre le système, ou des révolutionnaires qui sont contre la démocratie, mais des gens qui dénoncent des dysfonctionnements. Bradley Manning, consultant recruté par l’armée et analyste sur les questions militaires, a par exemple dénoncé les crimes commis pendant les opérations militaires extérieures des Etats-Unis: il a divulgué le décalage entre le discours public d’une grande puissance et la réalité des faits. Cela peut arriver à n’importe qui.

JOL Press : Avez-vous constaté des points communs d’ordre psychologique entre ces lanceurs d’alerte ? Y a-t-il un profil type ?
 

Florence Hartmann: Je ne pense pas: les lanceurs d’alerte peuvent avoir tous les âges, être plus ou moins haut placés. Il s’agit d’actes désintéressés avec la volonté de servir l’intérêt public. Chaque cas est particulier, mais il y a tout de même des motivations communes : ils agissent contre la loyauté envers la hiérarchie. Ce sont des personnes vigilantes, de bons citoyens qui ont une conscience. Ce sont des solitaires qui mettent en danger leur carrière, leur famille et même leur vie. Les lanceurs d’alerte sont des très bons élèves de la démocratie.

JOL Press: Pour obtenir le « label » whistleblowers, il ne faut donc pas être motivé par une démarche partisane ni une prise de position personnelle ?
 

Florence Hartmann:  Il y a un consensus sur la définition globale du lanceur d’alerte au niveau européen et international puisqu’une série de lois existe dans les différents pays démocratiques qui tend à les protéger. Nous pouvons constater que ce n’est pas toujours efficace… Dans l’exercice de leur activité, ces personnes dénoncent des dysfonctionnements de manière désintéressée et de bonne foi. Le lanceur d’alerte ne peut pas être confondu avec le délateur puisqu’il ne diffame pas et soulève des questions avérées ou sur le point de l’être comme ce fut par exemple le cas d’Irène Frachon, la pneumologue qui a dénoncé l’affaire du Médiator.

JOL Press : Selon vous, y a-t-il une recrudescence des cas de lanceurs d’alerte au cours des dernières décennies témoignant d’une hausse des dysfonctionnements dans nos sociétés aujourd’hui ?
 

Florence Hartmann: C’est vrai qu’ils sont à la mode en ce moment… On en parle donc plus, et nous avons peut-être par conséquent l’impression qu’ils sont plus nombreux. Mais les lanceurs d’alerte ont toujours existé.

Le terme de lanceur d’alerte, « whistleblowers » selon l’expression anglo-saxonne, qui date des années 1970, essaie de définir quelque chose qui existe déjà. Les historiens s’amusent à nommer en fonction des périodes de l’histoire qu’ils ont couvertes des personnes qu’on pourrait mettre dans la catégorie « lanceurs d’alerte » : certains citent ainsi Matin Luther, qui a dénoncé la corruption au sein de l’Eglise.

On considère le concept de « lanceur d’alerte » surtout dans le cadre démocratique. Aujourd’hui, on s’aperçoit qu’ avec les conséquences de la lutte contre le terrorisme, des mesures prises ont empiété sur nos libertés : il n’y a pas eu vraiment de débat dans les réponses données par les pouvoirs à une situation difficile à gérer. De plus en plus de lanceurs dénoncent ce recul des libertés. C’est une question que la presse avait tenté de traiter, mais elle a été confrontée au déni et au démenti des gouvernements.

JOL Press : Est-ce que c’est dangereux d’être un lanceur d’alerte ?
 

Florence Hartmann: Le lanceur doit faire le choix de violer son devoir de réserve, car il y a un intérêt supérieur à ce secret professionnel. Il y a une pression telle qui peut conduire au suicide. A l’image de Bradley Manning, les lanceurs d’alerte peuvent être poursuivis pour cette transgression. Il est incroyable de voir le lanceur d’alerte puni, isolé, ostracisé aussi longtemps, plutôt que la personne qui a participé à la corruption…Cela amène à des situations absurdes comme celui de Bradley de Manning, condamné à 35 ans pour avoir dénoncé la torture, alors que les militaires concernés ont été condamnés à trois mois de prison.

JOL Press : Vous dressez le portait de ces lanceurs d’alerte non pas en tant qu’historienne, mais en tant que journaliste. Pensez-vous que les journalistes aient un rapport particulier avec les lanceurs d’alerte ?
 

Florence Hartmann : Les journalistes ne sont pas des lanceurs d’alerte mais travaillent avec l’alerte. Leur profession les protège : le journaliste ne va pas être poursuivi pour recel d’informations. On est au contraire bien vu par son rédacteur en chef si l’on découvre un sujet utile. Le lanceur, lui est tout seul : ce n’est pas son métier, il n’est pas salarié pour lancer l’alerte. Il peut y avoir une collaboration entre le journaliste et le lanceur d’alerte : la presse donne de la puissance à l’alerte.

Dans mon livre, j’ai voulu montrer que les lanceurs d’alerte n’utilisaient pas nécessairement les journalistes. Irène Frachon a par exemple écrit un livre pour dénoncer le scandale du médiator ou Véronique Vasseur, le médecin de la prison de la Santé qui a divulgué la situation dans les prisons françaises. On peut supposer qu’elles avaient besoin de plus d’espace qu’un article pour révéler ces scandales.

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Auteure et ancienne journaliste au Monde, Florence Hartmann a couvert le conflit dans les Balkans avant de travailler six ans aux côtés de Carla del Ponte, la procureur chargée de poursuivre les criminels de guerre de l’ex-Yougoslavie et du Rwanda. Son dernier ouvrage « Lanceurs d’alerte, les mauvaises consciences de nos démocraties » vient de paraître aux Editions du Rocher.

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