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Mexique: Le «Chapo» Guzman, un héros pour les jeunes déclassés

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JOL Press : Joaquin Guzman, dit « El Chapo », a été arrêté vendredi soir dernier au Mexique. Que représentait-il dans le milieu de la drogue ?

Jean Rivelois : Son arrestation est très importante, parce qu’il était considéré comme un des plus gros narcotrafiquants du Mexique. D’une certaine manière, cela prouve l’autorité du gouvernement mexicain par rapport à ce gros cartel de la drogue, le cartel de Sinaloa, qui contrôle une grande partie du territoire mexicain, et notamment une partie de la frontière entre le Mexique et les États-Unis.

JOL Press : Jusqu’où s’étend son « empire » dans le monde ?
 

Jean Rivelois : Le cartel de Sinaloa exerce son influence sur plusieurs États du Mexique et il est surtout le maître du trafic transnational de drogue, qui s’étend de la zone andine aux États-Unis. Il contrôle de ce fait la route du Pacifique qui passe par la zone centre-américaine, traverse le Mexique côté ouest, et arrive aux États-Unis.

Le cartel de Sinaloa contrôle également les routes transnationales à destination de l’Europe. C’est à travers ce cartel que se fait par exemple une partie du trafic transnational de la cocaïne, qui va de la zone andine vers l’Europe en passant par l’Afrique ou en passant directement par la zone caraïbe et en atterrissant en Espagne. C’est un des principaux cartels du trafic de cocaïne et de marijuana, non seulement sur le territoire américain mais aussi sur le continent européen.

JOL Press : Comment le « Chapo » Guzman était-il perçu par la population mexicaine ?
 

Jean Rivelois : Le « Chapo » Guzman est un héros pour une partie des Mexicains. Ce n’est pas la première fois qu’il est arrêté. Il a été emprisonné dans une prison de haute sécurité, de laquelle il s’est évadé en 2001. Il est donc depuis 13 ans le narcotrafiquant le plus important du Mexique et a échappé à toutes les poursuites et à toutes les tentatives d’arrestations menées contre lui. Quand il était incarcéré, il avait quasiment acheté toute la prison ! La plupart des fonctionnaires qui travaillaient à l’intérieur de l’établissement pénitentiaire recevait un salaire du « Chapo ».

C’est quelqu’un de très fort, un vrai macho. En cela, il est admiré et constitue un modèle pour tous les jeunes déclassés qui voudraient faire carrière dans le narcotrafic. Mais c’est un débouché qui a besoin de personnages charismatiques pour pouvoir prospérer. Et le « Chapo » Guzman, c’est une personnalité charismatique dans le monde mexicain.

JOL Press : Comment expliquer la fascination que certains éprouvent face aux barons de la drogue ?
 

Jean Rivelois : Ce sont des personnalités qui affrontent les autorités politiques, et qui en même temps les corrompent. En réussissant à les corrompre, ils montrent ainsi qu’ils dominent les politiques. La politique au Mexique, c’est le lieu du pouvoir. C’est un pays qui a été dirigé pendant soixante ans par un même parti qui contrôlait tout.

Or il y a ce groupe qui « échapperait » au contrôle politique : les narcotrafiquants. C’est devenu un mythe, qui en même temps est une idéologie, qui conteste l’idée selon laquelle les narcotrafiquants ne peuvent prospérer que par la tolérance du politique. Ce mythe se développe sur une base fausse, parce que c’est bien le politique qui continue à dominer.

JOL Press : Que provoque la chute de grands barons de la drogue pour les cartels qu’ils dirigent ? Les cartels peuvent-ils survivre sans leur tête pensante ?
 

Jean Rivelois : Au-delà du symbole, l’histoire nous a montré que la chute des « capos », les parrains de la drogue au Mexique, ne provoque rien du tout. Lorsqu’ils sont arrêtés, ils sont directement remplacés par leur lieutenant le plus proche ou par un membre de leur famille. Dans le cas où ils ne sont pas remplacés, cela provoque une guerre entre les différents cartels du Mexique, le cartel voisin essayant de s’approprier le territoire dont le chef a été emprisonné ou exécuté.

JOL Press : Sait-on par qui « El Chapo » sera remplacé ?
 

Jean Rivelois : Oui, c’est son associé le plus proche, Ismael Zambada, dit « El Mayo », qui va le remplacer. Le cartel de Sinaloa, qui est une fédération – et cela a été la force du « Chapo » Guzman – réunit plusieurs cartels qui contrôlent le trafic de drogue. Or, qui dit fédération, dit « conseil d’administration », qui réunit les différents parrains des cartels fédérés. Donc si l’un disparaît, un autre va le remplacer, de manière à conserver cette rente illégale que constitue le trafic de drogue. De ce point de vue-là, il n’y aura aucun changement.

JOL Press : Que représente cette « prise » pour le gouvernement mexicain ?
 

Jean Rivelois : Le gouvernement mexicain, à l’heure actuelle, est en train de mener la guerre contre les cartels sur plusieurs fronts, notamment dans la région centre-ouest du Mexique et à la frontière. Mais certains observateurs mexicains et nord-américains ont fait remarquer que le « Chapo » Guzman avait fortement contribué au financement de la campagne électorale de l’actuel président du Mexique, Enrique Peña Nieto.

Il est donc apparu étonnant que ce dernier fasse arrêter et emprisonner son « associé ». D’un autre côté, il est de tradition au Mexique que chaque nouveau président rompe les alliances établies par son prédécesseur. Or le « Chapo » Guzman avait été étonnamment préservé durant tous les mandats des gouvernements précédents depuis 2000 jusqu’à 2012, ce qui faisait dire à certains qu’il bénéficiait de la protection du gouvernement mexicain.

Cette arrestation peut ainsi être une manière pour le président Peña Nieto d’affirmer son autorité et son indépendance vis-à-vis des cartels de la drogue, ou bien il a choisi de s’allier avec un autre cartel pour pouvoir capter une partie de la rente illégale.

JOL Press : Le président mexicain a déclaré que cette arrestation montrait que la stratégie mexicaine fonctionnait, tout en prévenant qu’il ne fallait pas tomber dans le triomphalisme. Quelle stratégie le Mexique adopte-t-il pour lutter contre le narcotrafic ?
 

Jean Rivelois : La stratégie précédente d’affrontement direct a montré ses limites dans la mesure où les cartels de drogue mexicains existent toujours. Le nouveau gouvernement mexicain a eu l’air de privilégier le renseignement et l’infiltration plutôt que l’affrontement direct pour pouvoir atteindre les narcotrafiquants.

JOL Press : Cette stratégie est-elle efficace ?
 

Jean Rivelois : On sait que les chefs de la drogue seront un jour ou l’autre arrêtés ou exécutés. Le vrai problème au Mexique, c’est que les responsables politiques qui protègent les narcotrafiquants n’ont, eux, jamais été arrêtés. On pourrait donc envisager une autre stratégie qui consisterait à s’attaquer aux protecteurs politiques des narcotrafiquants qui, à travers la corruption, bénéficient du trafic de drogue au niveau des États mexicains. Cela n’a jamais été fait : aucun gouverneur mexicain corrompu n’est allé en prison.

On sait pourtant très bien que le trafic de drogue ne peut se développer qu’avec l’assentiment des gouverneurs régionaux. Le problème n’est donc pas l’existence ou la répression d’organisations criminelles, mais bien les connivences qui existent entre ces organisations et les milieux politiques et institutionnels. Tant que le gouvernement mexicain ne s’attaquera pas véritablement à ces ponts qui existent entre ces différents milieux, les cartels de la drogue mexicains continueront à prospérer tranquillement.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean Rivelois est sociologue, chercheur à l’Institut de recherche et de développement (IRD). Spécialiste des cartels de drogue au Mexique, il est l’auteur de plusieurs publications dont Drogue et pouvoirs : du Mexique aux paradis, L’Harmattan, 2000.

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