Alors que les ministres des affaires étrangères français, allemand et polonais sont depuis jeudi à Kiev, Bruxelles a décidé de prendre des sanctions contre ceux dont les mains sont « tachées de sang », suite aux violents affrontements en Ukraine. Pour Pierre-Emmanuel Thomann, directeur de recherche à l’Institut européen des relations internationales, si les intérêts de la Russie ne sont pas pris en compte lors des négociations pour tenter de régler la crise, l’Ukraine risque d’être scindée en deux.
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JOL Press : C’est à la demande de Catherine Ashton, chef de la diplomatie européenne, que les ministres des affaires étrangères français, allemand et polonais se sont rendus jeudi en Ukraine. La diplomatie européenne a-t-elle forcément besoin d’un chef pour fonctionner ?
Pierre-Emmanuel Thomann : Le poste de Haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères a été décidé par le traité de Lisbonne. Ce n’est pas un poste totalement autonome : Mme Ashton peut proposer certaines initiatives, mais en fin de compte, ce sont les États membres qui prennent les vraies décisions. Donc si l’Allemagne, la France et la Pologne n’avaient pas décidé elles-mêmes de se rendre en Ukraine et de prendre les choses en main, la diplomatie européenne ne serait d’aucune utilité.
En fait, l’Union européenne n’est que la résultante des positions des différents États membres, et c’est bien pour cela que la diplomatie européenne n’existe pas vraiment. Dans les situations de crise, ce sont les États qui jouent un rôle important, et non pas la diplomatie européenne qui n’est là que comme un complément.
JOL Press : La diplomatie européenne se résumerait donc à l’axe Royaume-Uni-France-Allemagne ou aux grands États comme la Pologne ?
Pierre-Emmanuel Thomann : Dans toute situation de crise grave, ce sont forcément les États les plus influents qui se mettent en avant. Dans le cas de l’Ukraine, la Pologne a des intérêts spécifiques, puisqu’elle a une frontière avec elle. L’Allemagne, la France et la Pologne sont le noyau de l’Europe, c’est donc normal qu’elles se mettent en avant, surtout dans des questions qui touchent l’Europe centrale. Elles essaient de se montrer unies, même s’il existe des désaccords sur les questions fondamentales et sur l’avenir de l’Ukraine.
JOL Press : Pourquoi l’Union européenne est-elle justement désunie sur la question ukrainienne ?
Pierre-Emmanuel Thomann : Il faut remonter à l’histoire du Partenariat oriental : la crise a émergé après la proposition de l’Union européenne de créer cette zone de libre-échange avec l’Ukraine et avec d’autres pays d’Europe orientale (Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Moldavie). Ce partenariat a été proposé par la Pologne et la Suède, qui souhaitaient renforcer les relations entre l’UE et l’Europe orientale, notamment pour contrebalancer l’initiative de la France qui avait proposé de créer l’Union pour la Méditerranée. La Suède et la Pologne ne voulaient pas que tous les financements et les intérêts géopolitiques européens se portent essentiellement vers le Sud. Ils voulaient tourner le regard de l’Union européenne vers l’Est. Il y a, à ce sujet, un câble Wikileaks intéressant qui retranscrit des entretiens entre diplomates américains et polonais. Ce câble dit clairement que pour le gouvernement polonais, le Partenariat oriental est un moyen de créer une zone tampon vis-à-vis de la Russie, c’est-à-dire de rapprocher l’Ukraine de l’UE, donc de la Pologne.
L’UE de son côté se pose en tant que puissance civile, elle veut pacifier les pays à ses frontières, par l’exportation de la démocratie et la création d’une interdépendance économique pour apporter la paix, la sécurité et la prospérité. C’est l’objectif du Partenariat oriental. Le problème, c’est que nous ne sommes plus dans un monde qui fonctionne de cette manière, et cela ne l’a d’ailleurs jamais été. Il y a une grande illusion de l’UE, qui croit qu’en créant une zone de libre-échange avec l’Ukraine, elle pourra pacifier la région, alors que cela risque de renforcer les clivages. En effet, en proposant ce partenariat, l’Union européenne rentre de facto dans la zone d’influence de la Russie.
Et en rentrant dans cette zone, elle entre donc en confrontation avec les intérêts russes en Ukraine, car la Russie considère l’Ukraine comme un pays frère, qui dans l’histoire a toujours été très proche culturellement et a toujours fait partie de l’Empire russe depuis le XVIIIème siècle. L’UE n’a pas compris qu’avec ce programme, elle poussait la Russie à réagir pour protéger ses propres intérêts.
JOL Press : Quels sont les intérêts des États-Unis dans cette crise ?
Pierre-Emmanuel Thomann : La stratégie géopolitique des États-Unis, après la disparition de l’URSS, c’est de réduire la Russie à une puissance régionale qui ne peut plus devenir une puissance importante sur le continent eurasien. Ils souhaitent donc repousser la Russie dans ses terres continentales et ont par exemple financé énormément de programmes pour occidentaliser l’Ukraine afin de la détacher de la Russie.
Il n’est donc pas étonnant que la Russie, devant cette proposition de partenariat oriental, se méfie, parce qu’elle sait que derrière l’objectif de cette zone de libre-échange avec l’Ukraine, la Pologne, la Suède et les Pays baltes sont soutenus par les britanniques et les Américains qui souhaitent que l’Ukraine adopte les règles de l’Union européenne, et que celle-ci s’élargisse à l’Ukraine. C’est un casus belli pour la Russie qui perçoit l’UE comme un sous-ensemble de la stratégie américaine d’encerclement de la Russie.
JOL Press : Pourquoi le Partenariat oriental avec l’UE ne fonctionne-t-il pas ?
Pierre-Emmanuel Thomann : Le Partenariat oriental est un vrai fiasco parce que l’Union européenne n’a pas fait d’analyse géopolitique de la situation. La bureaucratie européenne pense en termes d’interdépendance, d’économie, de droits de l’homme, de démocratie, alors que nous sommes ici face à un vrai rapport de forces entre puissances.
La France et l’Allemagne sont beaucoup plus réservées sur la question de l’entrée de l’Ukraine dans l’UE, soutenue par la Suède et la Pologne, parce qu’elles savent que la Russie est plus importante, et que si la relation entre l’UE et la Russie se dégrade, c’est mauvais pour les intérêts français et allemands. L’UE n’a pas compris qu’avec la politique du Partenariat oriental, elle entrait dans les intérêts vitaux de la Russie.
Ce que l’on risque, c’est que s’il y a un changement de régime en Ukraine, qui n’est pas considéré comme légitime par la Russie, celle-ci va pousser l’Ukraine à se scinder en deux. Si les intérêts de la Russie ne sont pas pris en compte, la situation va s’aggraver dans les mois qui arrivent. La Russie perçoit en effet le Partenariat oriental comme une ingérence sur son territoire et, à plus long terme, comme un élargissement de l’UE et de l’OTAN.
JOL Press : Que peuvent concrètement faire les États de l’UE en Ukraine ? Ont-ils les moyens d’appliquer des sanctions ?
Pierre-Emmanuel Thomann : Ils essaient de se réveiller et de prendre les choses en mains. Ils vont en Ukraine, négocient et ensuite font état de leurs négociations à l’Union européenne. On voit donc bien qu’il y a une hiérarchie dans l’Union européenne. Ils veulent adopter des sanctions ciblées sur les responsables des massacres, mais je pense que c’est trop tard.
La seule solution, c’est d’essayer de négocier avec toutes les parties pour permettre une diminution des tensions, mais cela ne peut se faire qu’avec l’Ukraine mais également avec la Russie. Le problème c’est que même entre l’Allemagne et la France, qui essaient de montrer une position unie, il y a des rivalités. L’Allemagne souhaite stabiliser ses relations politiques et économiques avec l’est, mais cela crée la méfiance de la France qui, elle, est plus tournée vers le Sud et craint un déplacement du centre de gravité vers l’est.
Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press
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Pierre-Emmanuel Thomann est directeur de recherches en géopolitiques à l’Institut européen des relations internationales (IERI) et chercheur à l’Institut français de géopolitique.