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Pourquoi ne peut-on pas se passer des experts « de Défense »

Une polémique sévit dans les milieux français de la Défense. Elle a l’air de n’être qu’une affaire d’initiés. Elle concerne aussi, en réalité, l’ensemble de la société française et de son rapport avec la chose militaire. Le nœud de la querelle ? Plusieurs experts dits « de Défense » agacent le ministre Jean-Yves le Drian.

Parce que les diagnostics qu’ils portent sur « Serval » au Mali ou « Sangaris » en Centrafrique, et quelques autres sujets, ne sont pas tout à fait conformes au déroulement idéal des plans mis en œuvre. Dernière saillie ministérielle en date, celle sur Europe 1, au petit matin du 26 février, à propos de la Centrafrique : « Je travaille avec des généraux de terrain, pas avec des experts qui regardent tout ça de Paris ». Les dits experts ? Le général Vincent Desportes, en premier lieu, ancien directeur de l’Ecole de guerre.

Quelques autres, dont on ne sait s’ils sont directement visés par l’agacement ministériel, participent à l’élaboration de ces diagnostics parfois sévères : Michel Goya, le tenancier d’Aboudjaffar hébergé par Le Monde, l’animateur de l’Alliance géostratégique pour ne citer que quelques exemples…

Mon premier billet dans ces colonnes traitait de la difficulté des médias à faire spontanément appel à ces spécialistes au début de Sangaris. Les déclarations successives du ministre devraient définitivement rassurer les journalistes sur leur indépendance.

Nier frontalement un diagnostic de crise n’est pas forcément la position la plus habile

Ce service indirect que rend ainsi Jean-Yves le Drian aux experts « souvent autoproclamés » n’est cependant pas sans conséquence. La première concerne la communication du ministre lui-même. En les désignant de manière récurrente, en s’opposant frontalement et publiquement à leurs diagnostics et préconisations, il suggère qu’il ne veut pas entendre de voix discordante sur des sujets qui sont pourtant d’une extrême gravité au regard du sort des populations civiles concernées et du travail qu’accomplissent les militaires français sur place.

Il est évident que le ministre ne peut valider officiellement un certain nombre de positions contradictoires. On ne peut lui demander d’approuver benoîtement les propos très offensifs du général Vincent Desportes. Et l’objet ici n’est pas de trancher sur des débats tactiques et stratégiques qui, sans doute, auraient mérité plus de réflexion collective en amont. Mais nier frontalement un diagnostic de crise, dont les journalistes constatent d’ailleurs sur le terrain les conséquences, n’est pas forcément la position la plus habile.

Tant pis pour le ministre diront certains. Certes… Mais les conséquences concernent à moyen et long termes l’ensemble de la relation que la société entretient avec la chose militaire (on parlait autrefois du lien armée-nation). La société française a peu de culture militaire, et de moins en moins. Les raisons en ont été mille fois répétées : la conscription a fait son temps, les guerres se sont géographiquement éloignées du territoire national, notre production artistique peine à raconter la vie de nos soldats, les héros militaires français ont disparu du grand écran depuis 1945. Les seuls hommes portant l’uniforme français dont nos concitoyens ont une image un peu précise sont les poilus de la Grande Guerre.

Pas de débat démocratique sans experts, même critiquables, même excessifs

Ne nous plaignons pas de ces souvenirs bien ancrés mais il faut reconnaître que cela date un peu ; s’il y a des grandes constantes dans la condition militaire, la mémoire des tranchées ne contribue pas forcément à une compréhension précise du désormais médiatique « bourbier » centrafricain. L’image que les Français ont de la guerre contemporaine vient essentiellement des productions nord-américaines. Elles ne montrent pas que des inepties, loin de là, mais on ne peut pas dire que le Vietnam d’Apocalypse Now ou le Mogadiscio de La Chute du Faucon noir disent toute la réalité vécue par un soldat français au nord Mali.

Dans ce paysage de désolation de la culture militaire française, les experts, même autoproclamés, ont un rôle qui n’est pas secondaire. Je l’évoquais ici à propos du livre de Michel Goya, Sous le feu. Aucun sujet politique, aucune actualité sociale ne parvient à mobiliser l’attention raisonnée des citoyens si les seuls porteurs de discours sont les institutions publiques et les politiques. Pas de débat démocratique sans experts, même critiquables, même excessifs, même devenus – on le reproche à certains – des professionnels du micro plutôt que du terrain.

Leurs voix discordantes sont indispensables à court terme à la compréhension des opérations en cours, mais aussi, à moyen et long terme, à la familiarisation des citoyens avec la réalité militaire contemporaine. Ceux qui tentent de stabiliser la Centrafrique ou font face au retour de la menace au nord Mali prennent des risques au nom de l’ensemble des citoyens. Les sommes (même bien insuffisantes) allouées à ces missions sont un choix collectif consenti. Si l’Etat français veut continuer d’agir militairement sur la scène internationale, la compréhension des enjeux de défense n’est pas un sujet négligeable. Et le ministère, seul, ne peut remplir ce rôle de passeur et d’éclaireur.

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