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A quoi ressemblerait l’Europe, selon Jacques Delors?

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Jacques Delors s’est imposé singulièrement comme « premier homme d’État européen », appelant à une Europe de chair et d’âme. Mais que pense l’ancien président de la Commission de la situation actuelle ? Eléments de réponse avec Nadège Chambon, co-auteure de Jacques Delors hier et aujourd’hui (Desclée de Brouwer – mars 2014).

JOL Press : Comment définir l’idéal européen de Jacques Delors ?

Nadège Chambon : L’Europe de Jacques Delors est une Europe de « chair et d’âme » : c’est une  aventure collective, celle d’une civilisation dont les différents peuples qui la composent partagent des valeurs communes. Alors que l’unité européenne est tourmentée par la crise économique, qui nourrit les vieux démons  – la tentation du repli nationaliste notamment -, alors que nos sociétés sont traversées par l’individualisme et le matérialisme, les doutes sur le bien-fondé du projet européen sont nombreux. Il rappelle la réalité historique de l’idée européenne : c’est une utopie portée par un élan spirituel, avant même la seconde guerre mondiale, portée des intellectuels, des écrivains en particulier, qui voulaient en finir des haines nationalistes afin que les peuples européens vivent enfin en paix. Cet élan spirituel a inspiré l’idée de réconciliation entre les ennemis du passé, qui fondait le projet Schuman-Monnet.

En tant que Président de la Commission européenne,  avec son équipe, il a d’ailleurs veillé à donner un nouveau souffle à cet idéal avec des programmes tels que « les carrefours de la science et de la culture » et surtout « une âme pour l’Europe ». Pour lui il était clair que le projet européen ne pourrait aller loin s’il se limitait à des liens entre les peuples fondés sur le droit et l’économie. Stimuler les échanges intellectuels et culturels, créer des liens entre populations à travers le programme Erasmus, œuvrer en faveur de la reconnaissance des droits sociaux traduisaient cette conception. Mais attention, pour Jacques Delors le projet européen n’est pas seulement le résultat d’un idéal, il est aussi celui de la nécessité.   

JOL Press : Avait-il anticipé la crise économique que connaît aujourd’hui l’Europe ?

Nadège Chambon : On ne peut pas formuler les choses de cette manière-là. Ce qu’avait anticipé Jacques Delors ce sont les problèmes liés à l’inachèvement de l’union économique et monétaire. Selon lui, l’union monétaire marche sur une seule jambe car la « jambe économique » est atrophiée. En 1989, le comité Delors avait publié un rapport qui préconisait l’architecture d’une future union économique et monétaire qui aboutirait à la fixité définitive des taux de change puis la création d’une monnaie unique. Mais toutes les préconisations n’ont pas été suivies, loin s’en faut !  Alors que 60% du rapport était consacré à l’économique, ce sont les 40% restants, consacrés au monétaire qui ont été suivis par le Conseil européen.

Pour Jacques Delors, cette mise à l’écart de l’aspect économique a créé un « vice de construction », il s’agissait en fait d’un nouveau refus par les chefs d’Etats et de Gouvernement du volet le plus ambitieux politiquement. Les Etats se sont donné une monnaie, des règles communes mais aucun gendarme pour en contrôler l’application et aucun responsable politique pour donner un cap. Il avait averti à la fin des années 1990 des graves problèmes que risquait d’engendrer cette situation : par ex. le dumping fiscal et social auquel devraient se livrer les Etats membres pour restaurer une compétitivité perdue, à défaut de pouvoir dévaluer leur monnaie ; l’impossibilité de se livrer à des politiques de relance en cas de chômage, à défaut de politiques économiques coordonnées.

JOL Press : Quelle analyse fait-il, du coup, de la situation actuelle en Europe ?

Nadège Chambon : Son regard est lucide. Il constate les chocs auxquels sont soumis les Européens notamment la mondialisation et les erreurs qui ont été commises par le passé. Son regard est aussi celui d’un homme qui s’est toujours battu pour le progrès social et qui voit à quel point les peuples trinquent des erreurs commises par les gouvernants et par le manque d’Europe. Son regard enfin n’est pas celui d’un fataliste. Il  est en effet nécessaire de continuer à avancer ensemble face aux urgences de l’histoire, pour défendre nos valeurs communes.

JOL Press : Jacques Delors comprend-il la montée de l’euroscepticisme dans de nombreux Etats membres ?

Nadège Chambon : Oui il la comprend. Cela ne l’empêche pas toutefois de dénoncer le populisme courant qui consiste à faire de Bruxelles le bouc-émissaire de tous nos maux. Au-delà de la crise économique, qui est une cause de scepticisme, il pointe la complexité des institutions européennes  comme un facteur d’éloignement et de méfiance des citoyens vis-à-vis du projet européen.   

JOL Press : Quelles sont les solutions qu’il préconise aujourd’hui ?

Nadège Chambon : Les solutions qu’il préconise aujourd’hui sont les mêmes que celles qu’il préconisait dans les années 90 mais actualisées ! Ses propositions sur la crise, pour développer le volet économique et la dimension sociale de l’Union économique et monétaire par exemple font l’objet de travaux importants menés par son think tank européen, l’Institut Jacques Delors. Par exemple, il préconise de mieux coordonner les politiques économiques nationales, de créer un fond de régulation conjoncturelle pour pallier aux ralentissements temporaires que les pays peuvent rencontrer et harmoniser, au minimum, la fiscalité, afin d’éviter un dumping social.

JOL Press : L’Europe s’est-elle, selon lui, élargie trop vite ?

Nadège Chambon : Pour lui, l’élargissement de l’Union européenne a surtout été une fête manquée. Lorsque les pays d’Europe centrale et orientale ont rejoint l’UE en 2004 en particulier, il s’agissait d’un grand bonheur politique et d’une chance historique. La réunion de la famille européenne après les divisions historiques du continent aurait dû être davantage célébrée au sein des Etats membres selon lui. Mais ce n’est pas pour autant qu’il nie les différences qui existent, entre les différents Etats membres comme sur la question de l’Etat providence.

JOL Press : Pour finir, Jacques Delors est-il plutôt optimiste ou pessimiste quant à l’avenir de l’Union européenne ?

Nadège Chambon : Il dénonce depuis les années 90 les dérives d’un système boiteux et il insiste sur la nécessité de construire un projet politique européen commun, dans une fédération d’Etats-nations, permettant aux Etats d’exister au sein de la mondialisation. Plus généralement, au-delà de l’UE, ce que nous avons voulu partager avec cet ouvrage c’est sa manière de comprendre la crise à l’échelle des personnes. Cela permet de voir qu’en dépit d’immenses défis, économie et politique peuvent retrouver un sens pour chacun de nous. Ce qui  rend espoir également, c’est qu’il appelle devant ces défis présents, à reconstituer, chacun à sa propre échelle, les solidarités qui s’effacent dans un monde en plein bouleversement.     

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Nadège Chambon est collaboratrice à CCI France-direction attractivité des territoires, chercheur associée à Notre Europe-Institut Jacques Delors et enseigne à l’ESIT–Sorbonne Nouvelle. Elle a travaillé aux côtés de Jacques Delors de 2009 à 2013.

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