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Comment expliquer le réflexe du repli identitaire?

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Dans Identités : la bombe à retardement, Jean-Claude Kaufmann lance un cri d’alarme face au développement de dérives identitaires (Crédits : shutterstock.com)

La crise dans laquelle la France et l’Europe sont en train de s’enfoncer n’est pas seulement financière et économique, mais concerne tout un modèle de société. Dans un moment particulièrement délicat de transition entre un ancien en voie de dérèglement et un neuf en pointillés, un péril nous menace. Celui de l’enfermement de chacun dans ses certitudes, désignant l’autre comme un bouc émissaire, coupable de toutes ses souffrances. Et si les dérives identitaires se révélaient être une véritable bombe à retardement ? Entretien avec Jean-Claude Kaufmann, auteur de Identités : la bombe à retardement (Textuel – mars 2014).

JOL Press : Qu’est-ce qui vous a conduit à vous intéresser à la question des identités ?

Jean-Claude Kaufmann : Je suis un sociologue de la vie quotidienne. Pour travailler, je pars d’enquêtes très concrètes pour m’interroger plus en profondeur la place de l’individu dans la société d’aujourd’hui. Ces enquêtes m’ont conduit à m’interroger sur l’identité, j’ai d’ailleurs écrit un premier livre sur le sujet en 2004, L’invention de soi. J’étais agacé de voir le mot identité partout et je me suis intéressé à cette notion floue et un peu passe-partout qui recouvre des concepts bien contradictoires.

[image:2,s]JOL Press : Comment définissez-vous l’identité ?

Jean-Claude Kaufmann : La vision la plus fréquente de l’identité véhicule l’idée qu’on aurait une identité en nous qui nous marquerait très profondément,  qu’on retrouve dans les racines, les origines et qui définit ce qu’est la personne. C’est une vision que j’assimile à l’administration. L’administration emploie le terme d’identité mais pour elle l’identité est ce qui permet de ne pas confondre une personne avec une autre. On pense alors que l’identité est le marqueur d’un individu.

Il faut souligner qu’on ne parle d’identité que depuis moins d’un demi-siècle : les questions identitaires n’arrivent dans le débat public qu’au cours des années 60. Avant, les gens avaient une identité en fonction de la place sociale qu’ils occupaient. Aujourd’hui, nous sommes entrés dans un nouveau type de société qui est basée sur des individus qui sont de plus en plus sujets, libres, maîtres de leur existence. Désormais, on choisit sa vérité, sa morale. Il y a 20 ans, on mangeait ce qu’il y avait dans notre assiette, aujourd’hui on se pose des questions sur le moindre aliment. C’est comme si on assistait à un approfondissement de la démocratie qui aurait commencé comme un système politique et qui se prolongerait dans la vie personnelle et privée. Dans tous les domaines, on pose des choix, on étudie, on compare, d’où la nécessité de recoller tous les morceaux de son être.

L’individu d’aujourd’hui est contraint de produire le sens de son existence. C’est ce que j’appelle le travail identitaire. C’est un espace de liberté extraordinaire mais qui peut être aussi épuisant et déstabilisant pour certaines personnes. C’est là que le travail identitaire peut poser problème.

JOL Press : Comment le travail identitaire peut-il devenir une dérive identitaire ?

Jean-Claude Kaufmann : Les dérives identitaires sont multiples et ce qui est terrible c’est qu’elles viennent souvent de personnes les plus démunies, celles qui souffrent le plus, les plus fragiles parce que se cache derrière le travail identitaire une reconstruction de la fierté, de l’estime de soi et de la demande de respect et de reconnaissance. Le travail identitaire se fait souvent dans un petit espace relationnel, on tombe sur un petit nombre de personnes dont on reconnaît qu’elles ont les mêmes idées que soi. On n’ose pas dire qu’on est un peu raciste, par exemple, puis on découvre autour de soi d’autres personnes qui trouvent qu’il y a trop d’étrangers, du coup on se sent libéré car ses idées sont reconnues par un petit cercle.

JOL Press : Quelles sont les principales dérives identitaires ?

Jean-Claude Kaufmann : C’est très difficile de lister et de classer les dérives identitaires car ces dérives sont de plus en plus fluides et volatiles. J’ai écrit ce livre en novembre, à l’époque où nous assistions à un retour d’un racisme anti-noir assez violent, en particulier à l’égard de Christiane Taubira, et quelques semaines plus tard éclatait l’affaire Dieudonné. L’antisémitisme qu’on croyait enterré est revenu de manière tout à fait étonnante puisque se retrouvaient dans le public de Dieudonné des militants d’extrême-droite mais aussi des jeunes qui cherchaient avant tout à reverser les tabous, rigoler et qui étaient plus antisystèmes qu’antisémites.

On ne peut pas dire exactement les formes que peuvent prendre les dérives identitaires. Je distingue cependant les groupes extrêmes et violents, la banalisation d’un racisme tranquille et acceptable et qui peut provoquer des crispations communautaires, ou encore la droite ultra traditionaliste catholique. Ce dernier courant est un peu différent : si on examine de plus près les noyaux durs du Printemps français, par exemple, ce sont moins des personnes en fragilité identitaire qui cherchent à exprimer une colère que des personnes qui veulent mettre en lumière la crise de civilisation que nous traversons. On était dans une société de liberté de plus en plus grande et pour certains il faut en finir avec cette société pour réinstaurer un certain ordre moral. Aujourd’hui chacun définit ce qui est bien et ce qui est mal et certains veulent rétablir une morale commune.

Certes, nous aurions bien besoin d’une petite pause dans cette course à toujours plus de liberté, mais restaurer une morale, ce n’est pas possible. On ne peut plus trouver de dénominateurs communs.

JOL Press : Vous dénoncez un certain nombre de dérives identitaires mais vous ne parlez pas ou peu d’une certaine frange de l’islam radical qui s’enferme de plus en plus sur elle-même dans le communautarisme. Est-ce un oubli volontaire ?

Jean-Claude Kaufmann : On est passé de sociétés religieuses à des sociétés laïques et les religions sont devenues des croyances personnelles et je signale, dans mon livre, comment la religion peut devenir un instrument, pour un certain nombre de personnes, pour calmer l’angoisse de la définition identitaire. Avoir une croyance religieuse peut apporter des réponses à des interrogations identitaires. De ce point-vue-là, l’islam, comme d’autres religions,  peut apporter une sagesse mais la dérive fondamentaliste produit exactement le contraire : la radicalité peut aller très loin jusqu’à l’idée de guerre sainte.

Effectivement, dans le livre, je parle peut-être moins des dangers communautaristes mais non seulement ils sont tout aussi importants mais ils s’alimentent mutuellement : plus il y a une intolérance, un rejet de l’autre parce différent, de la part de ceux qui se définissent comme les représentants de la vraie France, de la France chrétienne, plus on risque de renforcer  l’intégrisme communautarisme musulman, jusqu’à la violence. Avoir une religion comme une ressource personnelle, c’est une richesse, que la religion devienne la seule grille de lecture de toutes les questions du monde, c’est déjà une réduction qui peut porter à des difficultés. Le degré supérieur étant de désigner un ennemi.  

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Jean-Claude Kaufmann est un sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il étudie le comportement du couple dans notre société. Il est aussi auteur de nombreux ouvrages dont Le sac – Un petit monde d’amour, (Ed. Lattès, 2011) et L’étrange histoire de l’amour heureux, (Ed.Hachette Pluriel Reference, 2010).

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