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Comment les cadres socialistes ont réussi à se couper de leur électorat

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Les citoyens « ont eu le sentiment, avec leur bulletin de vote, d’avoir acheté un produit qui n’a jamais été livré chez eux », déplorait le député PS Malek Boutih, mercredi 26 mars, sur RMC. Dans cet entre-deux tours des élections municipales, le contrecoup est toujours rude pour la majorité : les électeurs ont clairement désavoué la politique gouvernementale. L’électorat de gauche a-t-il un sentiment de trahison à l’égard de l’exécutif ? Décryptage de la situation avec Jacques Le Bohec, professeur à l’Université Lyon 2.

JOL Press : Qu’attendent les électeurs de gauche de leurs dirigeants ?

Jacques Le Bohec : C’est une question très difficile. Tout dépend déjà de ce qu’on entend par partis de gauche. Si l’on considère que le Parti socialiste ou les radicaux de gauche sont encore de gauche, alors les électeurs qui optent pour les candidats soutenus par ces partis vont être qualifiés de gauche. Mais la chose n’est pas si évidente. Si l’on considère que le Parti socialiste est désormais de droite, alors une partie de ses électeurs le sont aussi tandis qu’une autre partie se fait gruger, croit à tort voter à gauche. D’autres ne se font pas d’illusions et votent juste pour le moins pire. D’autres électeurs votent par routine, mécaniquement, sans trop se poser de questions. D’autres encore sont clientélisés.

Comme dans tous les territoires, les exécutifs locaux entretiennent par le biais de subventions et de services publics des liens de subordination avec divers groupes d’électeurs (selon les communes, leur taille et leurs moyens). C’est le soubassement de ce que l’on appelle la « prime au sortant ». Une partie des électeurs, qui votent à gauche ou bien à droite pour les élections nationales, vont opter pour le maire sortant, fut-il d’un autre bord. Donc une partie des électeurs des candidats classés à gauche ne sont pas de gauche : ils les choisissent pour les remercier en quelque sorte d’avoir bénéficié de leur action durant leur mandat (place dans une crèche, permis de construire, goudronnage d’un accès privé, subvention au club des anciens, stage pour la fille, félicitations expédiées au domicile pour avoir obtenu un diplôme ou lors de la naissance d’un bébé, etc.).

De plus, mais c’est en filigrane de ce que je viens de dire, il y a gauche et gauche. Selon le parti, les électeurs politisés ne vont pas avoir les mêmes attentes. Les partis révolutionnaires, par exemple (NPA, LO, parti des travailleurs, etc.), se présentent pour rappeler qu’ils existent et recruter des adhérents, pas pour participer aux exécutifs locaux. Le Front de gauche, quant à lui, est diversifié avec le PCF, le Parti de gauche, mais aussi Gauche unitaire (qui vient de criser grave) et Ensemble. Le FDG est assez divisé lors de ces élections municipales, ce qui désespère Jean-Luc Mélenchon.

Mais pour chacun de ces partis, les attentes ne sont pas être les mêmes. Il est clair par exemple que le Parti communiste, dans certaines communes, est allé à la mangeoire, c’est-à-dire qu’il s’est allié dès le premier tour avec parti dit « socialiste » pour conserver des emplois électifs directs et dérives et des ressources financières. Mais ce parti a été profondément divisé sur cette question, et les électeurs aussi.

Bref, c’est compliqué, à plusieurs étages. On peut rappeler néanmoins qu’en théorie les électeurs de gauche attendent des partis qui se revendiquent de la gauche qu’ils aident les classes populaires et moyennes, voire qu’ils œuvrent dans la direction d’une société plus juste et plus égalitaire, ce que les dirigeants du parti socialiste font très peu désormais.

JOL Press : Certaines alliances contre-nature (on pense à l’alliance des Verts et du PS à Nantes, par exemple, mais il y en a d’autres) ne vont-elles pas définitivement brouiller le message des politiques et laisser un boulevard au Front national qui refuse toute alliance ?

Jacques Le Bohec : Le FN ne refuse pas toute alliance. Il est susceptible de trouver immédiatement des vertus à quiconque accepterait de s’allier en vue du second tour. Il suffit d’entendre Marine Le Pen s’exprimer sur l’antenne de France-Inter mercredi 26 mars au matin. La notion d’alliance contre-nature est donc à relativiser. On sait aussi que plusieurs ténors de l’UMP (Eric Ciotti, par exemple) partagent des idées du FN alors qu’officiellement la ligne de leur parti n’est pas celle-là.

Il y a une diversité au sein de tous les partis qui va jusqu’à l’alliance de la carpe et du lapin. Les partis sont avant tout des organisations faites pour gagner des élections. A Aix-en-Provence, la mairesse (Maryse Joissains-Masini) est en théorie UMP mais son discours vulgaire et ses pratiques sont similaires à ce que ferait un maire FN (gestion des Roms, logements sociaux, politique culturelle pour les riches) ; c’est elle qui, outrée de l’élection de François Hollande en 2012, a mis en cause sa légitimité, apparaissant comme plus extrémiste que Marine le Pen !  

L’homogénéité idéologique laisse donc parfois à désirer, y compris au sein du FN ou d’EELV (Daniel Cohn-Bendit, Noël Mamère, Nicolas Hulot, etc.). Alain Lipietz, ancien candidat débarqué à l’élection présidentielle vient ainsi de s’allier avec l’UMP en vue du second tour à Villejuif (EELV l’a suspendu immédiatement). Benoît Hamon reste au gouvernement alors qu’il est en désaccord avec la dérive droitière (« social-démocrate »), sans doute parce qu’il n’a pas de job sinon.

A Nantes, je pense que la fusion des listes, qui ne s’est pas faite sans grincements de dents, relève de la Realpolitik, chose tout à fait ordinaire en politique. On lutte pour des idées, certes, mais quand les intérêts convergent, on met son orgueil dans sa poche. A noter qu’à Nantes c’est la candidate PS qui arrive en tête contrairement à Grenoble et que c’est la ville dont le Premier ministre, qui tient tant à un aéroport sur le site de Notre-Dame des Landes pour des raisons qui ont sans doute quelque chose à voir, ce qui a été peu souligné par les journalistes parisiens, avec la rivalité régionale entre Nantes et Rennes.

Bref, ce n’est pas une découverte de dire que les candidats et les politiques arrivistes, quelle que soit leur couleur politique, sont prêts à bien des compromis pour rester dans le jeu et parvenir à leurs objectifs, même un strapontin.

JOL Press : Pensez-vous que François Hollande aurait dû prendre la parole ouvertement avant le 2nd tour ?

Jacques Le Bohec : S’il le fait, il prend le risque de nationaliser les enjeux du second tour alors que les mauvais résultats des candidats de son camp aux municipales sont dus à ce phénomène. Il gagne donc à ne rien dire. Il est clairement inquiétant pour le parti socialiste que les enjeux locaux soient ainsi nationalisés à ses dépens et contre sa volonté. Mais après tout, il récolte ce qu’il a semé avec persévérance en optant pour une politique de l’offre et de libéralisation imposée par Bruxelles, et approuvée.

Or, par-delà les discours auto-suggestifs et performatifs, cela ne peut pas marcher, notamment parce que cette politique est favorable aux pays les plus puissants (Etats-Unis, Chine, Allemagne). En fait, un pays dominé comme la France adopte candidement les règles du jeu qui sont favorables aux pays dominants et qui l’affaiblissent de plus en plus. Au nom de la soi-disant « crise » (créée dans le but de mettre tout le monde au pas par fatalisme). Pour que cette entourloupe fonctionne, il est important que le chef de l’Etat français croie que son pays est toujours dominant. Ainsi, les pays dominants réussissent à imposer ces règles du jeu léonines aux pays dominés via des élites relais complices (Jacques Delors, Michel Barnier, Pascal Lamy, etc.) ou naïves.

Tout se passe comme si les poules adoptaient elles-mêmes un règlement instaurant la liberté du renard dans l’enceinte du poulailler… Cela ne marchera pas et les conséquences sont de plus en plus dramatiques pour une grande partie de la population : chômage, fin de droits, travail partiel subi, stages et formations bidon, harcèlement, management par le stress, suicides, surendettement, travailleurs pauvres à la rue, angoisse du lendemain, violences conjugales, divorces, départs à l’étranger, trafics illégaux pour survivre, paupérisation familiale consécutive à l’incarcération, soupe populaire, logements insalubres voire dangereux (taudis), prix en hausse à cause de l’euro, faillites, reconversions contraintes, misères de toutes sortes (morale, sexuelle, etc.), échec scolaire, travail au noir, non-respect du droit du travail, baisse du pouvoir d’achat, chantage à l’emploi, dégradation des prestations de La Poste, travail le dimanche, absence de vacances, départ à la retraite retardé, maladies professionnelles non reconnues, etc.

Dans ces conditions déplorables, comment s’étonner que les gens que tout cela affecte quotidiennement et personnellement ne finissent pas par imputer leurs déboires et leurs souffrances au gouvernement, a fortiori à un gouvernement qui, se réclamant de la gauche, devrait mener une tout autre politique ? Et encore, on peut se dire que les classes populaires et moyennes sont finalement très calmes, très policées, très patientes au vu de la situation. 

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Jacques Le Bohec est professeur à l’Université Lyon 2, diplômé de Sciences-Po Bordeaux et spécialisé en sciences de l’information et de la communication.

Ouvrages parus:
– Gauche-droite. Genèse d’un clivage politique, coll. en codirection avec C. Le Digol, PUF
– Dictionnaire du journalisme et des médias, PUR, 2010.
– Elections et télévision, PUG, 2007.
– Sociologie du phénomène Le Pen, La Découverte, Repères, 2005.
– Les interactions entre les journalistes et J.-M. Le Pen, L’Harmattan, 2004.
– L’implication des journalistes dans le phénomène Le Pen, L’Harmattan, 2004.
– Les mythes professionnels des journalistes, L’Harmattan, 2000.
– Les rapports presse-politique, L’Harmattan, 1997.

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