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Crise russo-ukrainienne: «Le gaz ne sera ni la cause ni le frein du conflit»

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Le Parlement ukrainien a voté un texte affirmant que l’Ukraine, officiellement, ne reconnait pas le résultat du référendum en Crimée, et donc le rattachement de celle-ci à la Russie. En marge de cette annonce, plusieurs incidents semblent indiquer un envenimement global… Face à cet éventail d’alertes, l’OTAN s’inquiète de voir ce conflit se diriger vers une militarisation…

JOL Press : Une militarisation de l’affrontement entre Russie et Ukraine est-elle envisageable ?
 

Marc Ferro : On ne peut jamais prévoir ce type d’escalade. La colère, d’un côté, fait face à la détermination, de l’autre. Je pense plutôt que le conflit pourrait ne pas se développer, et se régler tout doucement. Poutine se veut rassurant : ce sont peut-être des paroles en l’air, mais je ne crois pas qu’il veuille aller jusqu’à une sécession de la partie russe de l’Ukraine, qui équivaut à 2/5èmes de la population ukrainienne. Un tel mouvement serait inflammatoire et très inquiétant : Poutine pourrait vouloir aller à leur secours, comme Hitler est allé au chevet des Sudètes…

Pour autant, une guerre avec l’Ukraine serait une situation très différente de ce qui arrive en Crimée : la péninsule était russe depuis Catherine II, quand l’Ukraine est indépendante depuis 1905 !

JOL Press : La situation en Crimée rappelle le conflit tchétchène des années 2000. Est-ce comparable ?
 

Marc Ferro : La Russie n’a pas annexé la Crimée, elle l’a juste récupérée ! La Tchétchénie n’était pas un territoire russe : cette annexion était une volonté de régénérer la fédération de Russie. Mais c’était une colonisation, comme la France avec l’Algérie ! D’ailleurs les Russes ont annexé la Tchétchénie pendant que la France colonisait l’Algérie.

L’Ukraine, la Crimée et la Tchétchénie sont trois réalités très différentes dans leur rapport à la Russie.

Quand les Catalans veulent être indépendants, ils négocient avec Madrid. Idem pour les Écossais avec Londres. En l’occurrence, Poutine n’a pas négocié avec Kiev pour que la Crimée obtienne son indépendance de l’Ukraine. Cet abus de pouvoir de Poutine n’est pas bon signe. Il aurait pu prévenir, en quelque sorte, cette récupération de la Crimée par d’autres gestes compensatoires. Il ne l’a pas fait.

JOL Press : Au-delà du pur aspect militaire sur lequel la Russie semble inattaquable (les armées russe et ukrainienne sont sans commune mesure), son statut de fournisseur de gaz pour l’Europe n’influe-t-il pas sur l’évolution du conflit ?
 

Marc Ferro : C’est imprévisible. Qui se doutait en 1941 que l’armée russe vaincrait seule l’armée allemande ? A l’inverse, qui pouvait prévoir l’empalement de l’armée soviétique en Afghanistan ? Prédire un conflit est délicat, du fait des résistances intérieures.

Le gaz est évidemment l’arme principale de la Russie contre l’Europe. Mais dans l’Histoire, les conflits pour raisons économiques sont rares. Cette mode, qui consiste à faire de l’économie le nerf de la guerre, est récente. Le nerf de l’Histoire et des guerres est la colère.

JOL Press : Dans la même logique, on ne peut imaginer une nouvelle Guerre froide aujourd’hui sur la base de la crise ukrainienne : durant la Guerre froide, il n’y avait pas une telle interdépendance économique et de tels partenariats énergétiques entre la Russie et l’Europe occidentale…
 

Marc Ferro : C’est évident. D’autant plus que l’interdépendance économique n’est pas telle que les médias la présentent : la Russie abrite deux fois de capitaux occidentaux en Russie que l’inverse.

Quant à l’enjeu énergétique, il est l’épée de Damoclès que brandit Moscou contre l’Europe. Pourtant, là encore elle est relative : la Pologne aussi peut couper le gaz, si elle veut ! Les Russes ont certes fait un pipeline par la Mer Baltique, mais par lequel transite 1/5ème seulement du gaz russe. Le gaz n’est ni un motif de guerre, ni un empêchement à celle-ci. Il est évidemment un aspect primordial du conflit, mais n’en sera pas la cause ou le frein.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Marc Ferro est historien. Spécialiste de la Russie et de l’espace post-soviétique, il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il est notamment l’auteur de La Vérité sur la tragédie des Romanov (Éditions Taillandier, 2013)

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