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Diplomatie française: pourquoi Pékin est plus fréquentable que Moscou

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Alors que la Russie est aujourd’hui montrée du doigt par les pays occidentaux, notamment en France, la Chine est reçue avec les honneurs (Crédits : shutterstock.com)

François Hollande entend réserver un accueil « exceptionnel » au dirigeant chinois, Xi Jinping, pour sceller le cinquantième anniversaire des relations diplomatiques franco-chinoises : au programme, accueil aux Invalides, dîner d’État à l’Élysée, concert à l’Opéra Royal du château de Versailles ou encore dîner privé au Grand Trianon.

JOL Press : A qui réserve-t-on ces accueils fastueux ?

Bertrand Badie : Il existe, en effet, une gradation très subtile des visites d’Etat en France, à l’instar de beaucoup d’autres pays d’ailleurs. Cette étiquette renvoie surtout au général de Gaulle et à sa politique de grandeur. Sous la Ve République, l’idée a toujours été de distinguer des accueils particulièrement fastueux  dès lors que l’on veut faire de cette visite la marque d’un acte diplomatique. C’est un accueil qui est traditionnellement réservé aux chefs d’Etat perçus comme relevant des grandes puissances. C’est aussi une manière de distinguer, dans ce que l’on appelle les amitiés entre Etats, celles qui sont plus remarquables que d’autres.

JOL Press : Pourrait-on concevoir que Vladimir Poutine soit reçu de la même manière par François Hollande ?

Bertrand Badie : Certainement pas. Il y a eu une tendance, que je trouve personnellement assez fâcheuse, d’utiliser les instruments diplomatiques jusqu’à en faire un mode d’exclusion contre ceux avec lesquels le contentieux est important. Aujourd’hui, quand on a une divergence grave avec un partenaire, au lieu de trouver des structures de négociation, on a tendance à mettre en exergue leur marginalisation ou leur mise à l’écart. En ce moment, il est davantage question de ne plus fréquenter Vladimir Poutine, de le boycotter, de l’exclure du G8, de supprimer le sommet de l’Union européenne et de la Russie, prévu en juin, de différer sine die le voyage à Moscou du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, et de son collègue de la Défense, Jean-Yves Le Drian.

Bref, on utilise l’anti-diplomatie à des fins politiques. Par anti-diplomatie, j’entends cette façon de marquer jusqu’au drame l’exclusion de ceux avec lesquels un contentieux – quelque soit d’ailleurs son fondement – vient entraver ou gêner les relations.

JOL Press : N’assiste-t-on pas, alors, à un deux poids deux mesures ? La Chine n’est pas le plus grand pays des droits de l’Homme, le Qatar non plus, et pourtant les relations diplomatiques de la France avec ces pays sont excellentes…

Bertrand Badie : Vous citez le Qatar, on pourrait citer aussi l’Arabie Saoudite, mais aussi le Tchad d’Idriss Deby ou le Congo de Denis Sassou Nguesso qui entretiennent d’excellentes relations diplomatiques avec la France. En réalité, les droits de l’Homme, dans l’histoire longue des diplomaties, apparaissent davantage comme des instruments politiques.

Il était un temps où les relations avec la Chine s’étaient solidement refroidies et les accusations sur le non-respect des droits de l’Homme étaient particulièrement vives. Il suffit pour cela de se rappeler de l’organisation des Jeux Olympiques et de l’accueil très particulier qu’avait reçu la flamme olympique dans son trajet vers Pékin quand elle était passée à Paris. Il était un temps ou couper une main en Arabie saoudite était laissé sous silence quand la lapidation d’une femme était, fort justement d’ailleurs, dénoncé en Iran.

JOL Press : Comment explique-t-on cette diplomatie à deux vitesses ?

Bertrand Badie : Il ne s’agit pas d’une diplomatie à deux vitesses. Toute diplomatie est politique, c’est-à-dire que toute diplomatie se définit en fonction des opportunités. Lorsqu’on a besoin de la Russie – et c’était le cas lors de l’invasion américaine en Irak – on a tendance à oublier que la démocratie y est mal menée. Lorsqu’on est dans une situation de tension avec Moscou, on ramène la question des droits de l’Homme sur la table et très vite on laisse un climat de russophobie s’installer dans les médias ou dans les échanges politiques. Ne parlons pas de deux vitesses, parlons simplement de la conjoncture des relations bilatérales : lorsque ces relations sont mauvaises, évidemment, les droits de l’Homme sont utilisés pour stigmatiser le pays avec lequel naît un contentieux.

JOL Press : En diplomatie, les intérêts économiques ont-ils donc plus de poids que la politique ? On sait que la France et la Chine sont en désaccord sur le dossier syrien, par exemple…

Bertrand Badie : Vis-à-vis de la Chine, la France n’est pas très bien placée, sur le plan des échanges commerciaux, elle arrive derrière l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Il n’y a pas d’idylle sur le plan économique même si, du côté français, vu la conjoncture, on aimerait bien signer de nouveaux contrats.

Sur le plan politique, ne nous racontons pas d’histoires. Les relations bilatérales ne sont pas formidables non plus. Si on regarde différentes initiatives française, comme l’intervention en Libye, au Mali ou en Centrafrique, la Chine ne s’est pas du tout rangée du côté français. Sur le dossier du nucléaire iranien, la proximité de la position française et de la position chinoise est toute relative. Et si, enfin, on regarde la recomposition politique du monde depuis 1989, la Chine s’est considérablement rapprochée de la Russie et un bloc eurasien tente de se constituer qui ne place pas la France dans une position avantageuse vis-à-vis de la Chine.

Ce qui intéresse la Chine, aujourd’hui, c’est le dialogue avec les Etats-Unis. L’Europe, et la France en particulier, n’intéressent pas beaucoup Pékin. Si on regarde plus largement les relations entre l’Europe et l’Asie, elles sont à un niveau bien inférieur à ce que sont, à travers notamment la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC), les relations entre l’Asie et les Américains.

JOL Press : La France a-t-elle aujourd’hui les moyens de distribuer les bons et les mauvais points en matière de politique internationale ?

Bertrand Badie : Je crois que cette politique, en fait, ne s’est pas révélée réellement efficace : distribuer des mauvais points de manière discrète n’a aucune portée ni aucune visibilité, les distribuer, de manière fortement orchestrée, vient neutraliser, figer les échanges entre les deux pays. Cette politique du jugement, de l’évaluation, qui est un peu familière au sein de la diplomatie occidentale, ne s’est pas révélée efficace à l’heure de la mondialisation. C’est difficile de ne pas glisser dans l’effet inverse  qui est celui du cynisme absolu et de l’absence totale de réaction, mais je ne suis pas certain que nul au sein de l’Europe n’ait pu trouver le ton juste entre jouer la carte de la mondialisation et maintenir un minimum d’exigence dans les relations inter-étatiques.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Bertrand Badie est historien et politologue. Chercheur au Ceri de Sciences Po Paris, il a publié de nombreux ouvrages, dont Le Diplomate et l’intrus (Fayard, 2008), La diplomatie de connivence (La Découverte, 2011), Quand l’Histoire commence (CNRS éditions, 2013) et, dernièrement, Le temps des humiliés : Pathologie des relations internationales (Odile Jacob, 2014).

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