Site icon La Revue Internationale

La Crimée est-elle déterminée, par son Histoire, à rentrer dans le giron russe ?

crimee_russe_-_acidka.jpgcrimee_russe_-_acidka.jpg

[image:1,l]

JOL Press : La Crimée est aujourd’hui de nouveau au centre d’un affrontement diplomatique. Le référendum prévu par Vladimir Poutine quant au rattachement de la péninsule à la Russie est fortement contesté par les États-Unis. Mais n’est-il pas logique, au regard de son Histoire, que la Crimée redevienne russe ?
 

Marc Ferro : Y a-t-il une logique dans l’Histoire ? Certains faits historiques ne sont jamais évoqués actuellement dans les médias, alors qu’ils conditionnent la situation en Crimée. Permettez-moi de les rappeler.

Catherine II, dans sa guerre contre l’Empire ottoman, avait obtenu du Sultan l’indépendance de la Crimée. Une fois obtenue, en 1774, le rattachement à la Russie (en 1793) en fut facilité. Autrement dit, ce que fait Poutine actuellement reproduit le schéma de Catherine II en 1774. En outre, avant d’être sous l’égide de l’Empire ottoman, cette terre était occupée par les Tatars. Mais avant eux, les Goths, les Khazars, et d’autres peuples en avaient pris possession, et ce jusqu’au 15ème siècle. Ainsi, les Tatars n’avaient pas plus de légitimité que les précédents à occuper cette terre.

Celle-ci fut enfin rattachée à l’Ukraine, en 1954, par Nikita Khrouchtchev. En effet, durant la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie des Ukrainiens – surtout ceux de l’Ouest – étaient favorables aux Allemands. A la fin de la guerre, Staline et Khrouchtchev ne pouvaient admettre ce fait. Ils ont alors occulté que la partie orientale de Crimée était pro-russe, et « offert » la Crimée à l’Ukraine, en remerciement de ses combats héroïques contre les Allemands.

JOL Press : Hormis l’épisode de ce « cadeau » fait à l’Ukraine, la Russie a toujours gardé des velléités territoriales sur la Crimée. Un rattachement russe s’inscrirait donc dans la continuité…
 

Marc Ferro : A Yalta, Roosevelt a proposé que toutes les colonies des puissances impérialistes soient indépendantes. Notamment l’Inde, ce qui a mis Churchill en colère. Ce dernier a donc, de son côté, demandé à ce que Staline rende la Crimée indépendante. Voyez comment Roosevelt voulait retirer la Crimée à la Russie, l’Inde à l’Angleterre, l’Indochine à la France pour la donner à Tchang Kaï-Chek… C’était habile, et très désinvolte : il n’envisageait pas, lui, d’abandonner Hawaï ou l’Alaska !

Mais vous avez raison : en dehors de cet épisode, la Russie celle de Catherine II comme celle de Vladimir Poutine, a toujours cherché à s’étendre vers la Mer Noire, le Caucase…

JOL Press : Au-delà de ce poids historique et symbolique, que vous venez de décrire, quelle est la valeur stratégique de la Crimée ?
 

Marc Ferro : Au 19ème siècle, la Russie cherchait à briser l’Empire ottoman, passer à Constantinople et avoir accès à la Méditerranée. Elle avait déjà une base à Corfou, en Grèce, et prétendait soutenir les Orthodoxes de l’Empire ottoman. L’ouverture sur la Méditerranée paraissait alors essentielle. Il est évident que l’enjeu de l’époque n’est pas celui d’aujourd’hui. Nous sommes au 21ème siècle, avoir une ouverture sur la mer n’est plus du tout un besoin pour la Russie.

JOL Press : D’autant plus que la Russie a déjà une ouverture sur la Mer Noire… L’enjeu ne serait donc pas stratégique, mais purement identitaire pour la population russophone de Crimée ?
 

Marc Ferro : Le peuple de Crimée n’est pas russophone : il est Russe ! Beaucoup plus qu’Ukrainien. La seule opposition vraiment identitaire qui pourrait se manifester serait celle des Tatares. Staline les avait déportés pendant la guerre – ils sont d’origine ottomane et favorables à l’Islam – en Ouzbékistan, ou au Tadjikistan. Revenus à la fin de la guerre, ils se considèrent comme chez eux en Crimée ! En soi, ils le sont plus anciennement que les Russes. Mais ils ne représentent que 20 % de la population de Crimée.

Par ailleurs, la Crimée comprend, certes, des russophones, mais aussi des ukrainophones. Or, le nouveau gouvernement, qui remplace Viktor Ianoukovicth, veut imposer que l’ensemble de la Crimée parle Ukrainien. La pierre d’achoppement pour la population russe de Crimée se situe là…

JOL Press : La Crimée est-elle l’exemple d’un déterminisme géopolitique à être envahi, à passer de souveraineté en souveraineté, à l’instar de Gibraltar ?
 

Marc Ferro : Au fil des siècles, cela se comprenait ! Mais aujourd’hui, les revendications relèvent plus de la mémoire historique.

Pour revenir à la Crimée, la population n’a pas clamé haut et fort son envie d’appartenir à la Russie durant des décennies ! Ils le font aujourd’hui parce que l’occasion fait le larron.

Je crois plus à un héritage identitaire, national et territorial qu’à un déterminisme territorial en Crimée. On voit bien que Poutine veut restaurer les frontières de l’Empire russe. Avec du Pacte germano-soviétique en 1939, Staline a récupéré les pays baltes, la Moldavie, soit des possessions du Tsar ! Poutine s’inscrit dans cette volonté continue de reconstituer les frontières tsarines. Elles sont le symbole de la grandeur impériale, et le moteur de la politique de Poutine. Le seul déterminisme géographique réside dans cette recherche de restauration de l’espace russe des Tsars.

Enfin, Malgré le régime dit autoritaire de Vladimir Poutine, il y a de la place, en Russie, pour la contestation. Et restaurer la grandeur de la Russie est donc l’arme la plus sûre de Poutine pour briser cette contestation. La réintégration de la Crimée dans le giron russe s’inscrit dans cette logique.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

———————————

Marc Ferro est historien. Spécialiste de la Russie et de l’espace post-soviétique, il enseigne à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Quitter la version mobile