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L’embuscade : Uzbin, ou l’impossible récit épique

Le mardi 25 mars sera diffusé dans l’émission Infrarouges un documentaire sur Uzbin réalisé par Jérôme Fritel. Le premier de ce type depuis l’embuscade du 18 août 2008 en Afghanistan qui coûta la vie à 10 soldats français et fit 21 blessés.

Cette date a marqué un tournant dans le traitement médiatique de ce conflit. Elle a été suivie de polémiques conséquentes sur le sens de l’engagement français en Afghanistan mais aussi sur l’identification, nécessaire ou non, des responsables de ce bilan. La plainte déposée par les familles de sept défunts en octobre 2009 est venue accentuer le caractère exceptionnel que revêt Uzbin dans le récit de l’actualité militaire.

La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a, dit l’adage populaire. Ce documentaire a bien sûr ses limites mais il aborde le sujet avec un regard qui mérite qu’on s’y intéresse.

Le réalisateur n’a pas voulu s’ériger « en arbitre ou juge » de ces diverses polémiques et des faits eux-mêmes, affirme-t-il. Il adopte bien sûr un point de vue (comment en serait-il autrement ?) mais qui, sur ces questions, est minimaliste et préfère, d’abord et avant tout, raconter l’embuscade en faisant parler quatre des survivants : Julien, Jean-Christophe, Grégory et Mayeul. Les trois premiers étaient sur les lieux dès le début des combats. Le quatrième est arrivé avec les renforts. Plus aucun n’est militaire.

Sur cet épisode de la guerre en Afghanistan, les médias manquent d’images. Jérôme Fritel ne s’est pas laissé arrêter par cette difficulté : des archives personnelles des anciens de l’embuscade ont été utilisées.

La phase de combat elle-même est mise en scène grâce à un film d’animation. Ce recours au dessin apporte une distance utile qui évite la reconstitution filmée virant au voyeurisme de mauvais docu-fiction. Ce procédé réduit la charge émotionnelle de la mise en scène des combats, de son lot de chair blessée et de corps abîmés. Alors que la question de l’exposition crue de la mort, dans les conflits notamment, semble être devenue très souvent accessoire (nous en parlions ici), cette représentation par le dessin vient rappeler que le travail sur l’image et sa matière n’est pas secondaire.

Les paroles des quatre anciens d’Uzbin disent beaucoup du « dépucelage de l’horreur » que représente le baptême du feu, selon les mots de Céline dans Le Voyage au bout de la nuit, de la réalité que vivent ceux qui se trouvent pris dans une telle « bulle » de combat, toutes choses si bien décrites par Michel Goya dans son livre Sous le feu que je ne fais que reprendre ses termes.

Après le récit de l’embuscade, sont interrogés notamment les parents de Damien Buil, mort à Uzbin, qui font partie des sept familles plaignantes. Mais la parole est aussi donnée au général Irastorza, ancien chef d’Etat-major de l’Armée de Terre, au général Georgelin, ancien chef d’Etat-major, et à Hervé Morin, ancien ministre de la Défense, tous trois en fonction au moment des faits.

Les mots des uns et des autres permettent au spectateur non initié d’accéder à un début de débat sur cet événement et sur la conduite des opérations, sur le sens de la mort dans une guerre de ce type, sans que le sujet ne soit immédiatement posé dans sa dimension violemment polémique. Parce que rien n’est spectaculaire dans la manière d’aborder ces questions, la capacité raisonnante du public peut se déployer, même si le débat posé par un documentaire demeure forcément circonscrit.

Le réalisateur lui-même, sur un tel sujet, aurait pu se faire mousser, chercher le scoop, revenir aux polémiques qui ont émaillé le récit médiatique sur l’Afghanistan dans les mois qui ont suivi ce 18 août 2008. Or, il s’efface derrière la parole des quatre survivants et la forme particulière de son film. Sur un sujet aussi délicat, dans un contexte aussi particulier, cette humilité dans l’approche de l’événement rend ce documentaire utile.

Alors certains reprocheront que ne soient que suggérées les polémiques sur les responsabilités, la qualité du matériel et les circonstances de cet engagement. Il est vrai que le spectateur non initié ne comprendra peut-être pas tout de cette histoire d’appui mortier qui a manqué. Et ce n’est qu’un exemple.

Mais un documentaire n’est jamais total, ni totalement isolé dans le paysage médiatique. Il n’est qu’une partie du récit, un chapitre, un point de vue. Des éléments d’informations, même sujets à discussion et souvent contradictoires, avaient été apportés dès 2008 par l’institution de Défense autant que par des journalistes qui enquêtaient. D’autres poursuivront ce récit avec leurs propres points de vue et leurs choix de réalisation. L’institution militaire, quand elle le pourra, apportera peut-être aussi sa pierre à ces productions, sait-on jamais… Une chose est sure : plus ces récits seront variés, plus se dessineront précisément les contours de l’histoire.

En attendant, ce documentaire a le mérite de montrer qu’un début de récit épique est possible sur de tels événements. Car Julien, Jean-Christophe, Grégory et Mayeul témoignent, sans forfanterie et sans gloriole, qu’ils n’ont eux-mêmes pas démérité. Que chacun à sa place a fait pour le mieux, avec les moyens qu’il avait. Ils rappellent que ceux qui sont tombés, avant de mourir, se sont d’abord battus.

Plus aucun, pourtant n’est militaire. A aucun moment d’ailleurs le téléspectateur ne sait précisément s’ils ont quitté l’uniforme à cause de l’embuscade ni dans quels délais. Peut-être la tonalité du film aurait-elle été un peu différente si s’exprimaient aussi des survivants toujours militaires. Le réalisateur aurait voulu leur donner la parole. Il n’a pas pu le faire. Et l’on peut comprendre le point des vue des communicants de la Défense (et de leurs chefs) qui s’y sont opposés, une procédure judiciaire étant en cours. Malgré cette limite, la dimension du combat n’est pas absente du film.

Mais ne nous leurrons pas : sur Uzbin, le poids des polémiques sur les circonstances de ce moment particulier et la crise du sens de l’engagement en Afghanistan demeure trop lourds pour que la dimension épique l’emporte totalement.

A la fin du documentaire, deux des trois anciens concluent à l’inutilité de leur engagement. Le troisième se tait. Seul Mayeul relie son histoire et celle de ses camarades défunts à celle, plus ancienne, de leurs prédécesseurs plus ou moins illustres : « Pour moi, ils ne sont pas morts pour rien. Je sais que c’est l’avis de beaucoup d’autres. Je sais que c’est très dur pour les familles (…) Ils se sont engagés, ils se sont battus pour la France, ils sont morts au champ d’honneur comme mes grands-parents sont morts en Algérie, en Indochine, pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est le même principe ».

Un principe si peu dans l’air du temps qu’il est fort probable que, malgré tout, les combattants d’Uzbin demeurent avant tout perçus comme des victimes. Comment en serait-il autrement quand même ceux des tranchées de la Grande Guerre, dans « Apocalyspe », sont eux aussi ainsi montrés ? Pourtant, eux se battaient sur le sol national et non à des milliers de kilomètres dans un conflit dont le sens demeure pour beaucoup, à tort ou à raison, difficilement compréhensible.

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