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«L’histoire des pratiques illégales de la CIA est assez copieuse»

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JOL Press : La CIA aurait fouillé illégalement les ordinateurs d’enquêteurs du Sénat américain. Ces accusations vous surprennent-elles ?
 

Yvonnick Denoël : Pas vraiment. Contrairement à ce qu’il affirmait lorsqu’il était candidat à l’élection présidentielle, Barack Obama a décidé d’enterrer la question des interrogatoires «musclés» de la CIA entre 2002 et 2006, sous le mandat de George W. Bush (notamment la simulation de noyade, ndlr).

Les membres de la commission d’enquête du Sénat sur la torture de suspects de terrorisme travaillaient depuis un bâtiment sécurisé en banlieue de Washington, et la CIA avait accepté de leur fournir des documents nécessaires à leur investigation. Ces parlementaires ont été bombardés de dizaines de milliers de pages, ce qui était le meilleur moyen de leur compliquer la tâche.

Les membres de la commission ont donc travaillé de leur côté, avec leurs propres sources. Ce qui leur a permis de mettre la main sur des documents confidentiels qui ne leur avaient pas été transmis officiellement par la CIA. L’agence de renseignement l’a su, ce qui montre bien qu’elle surveille tout, et aurait fouillé des ordinateurs utilisés par des enquêteurs parlementaires.

C’est un problème grave et sérieux. Dianne Feinstein, la patronne de la commission et l’une des personnes les plus importantes du Congrès – qui a d’ailleurs défendu par le passé les agences de renseignement – est absolument furieuse. Elle a non seulement confirmé certaines de ces allégations, mais aussi accusé la CIA d’avoir supprimé des documents compromettants en accédant sans autorisation aux ordinateurs des sénateurs.

JOL Press : La CIA est-elle un Etat dans l’Etat ?
 

Yvonnick Denoël : Oui, comme toute agence de renseignement. La CIA et la NSA sont des services aux budgets colossaux, qui disposent d’une certaine marge de manœuvre dans leur fonctionnement et qui sont confrontés à des demandes changeantes, voire contradictoires, au fil des alternances politiques. Cela étant, le système américain a une grande force : quels que soient les dérapages commis par ces agences, ils finissent toujours par être détectés et dénoncés. Des mesures sont ensuite prises pour y remédier, jusqu’au prochain scandale. C’est un système critiquable mais qui a l’avantage d’être réformable.

JOL Press : Comment peut-on qualifier les relations entre la CIA et le Congrès américain ?
 

Yvonnick Denoël : Aujourd’hui, les parlementaires spécialistes des questions de renseignement sont assez énervés – alors qu’un certain nombre d’entre eux n’étaient pas a priori opposés aux méthodes radicales utilisées par la CIA. Les membres de la commission étaient plutôt solidaires des services de renseignement, malgré l’affaire des écoutes de la NSA. En revanche, les membres du Congrès apprécient peu l’idée d’être eux-mêmes écoutés et espionnés…

JOL Press : Par le passé, y a-t-il eu d’autres «bagarres publiques» de ce type entre la CIA et le Congrès ?
 

Yvonnick Denoël : L’histoire des pratiques illégales de la CIA est assez copieuse, en particulier dans les années 1960. On se souvient notamment des tentatives d’attentats contre Fidel Castro, des renversements de gouvernements étrangers (comme le coup d’Etat contre le Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh en 1953), des soutiens à des guérillas etc. Par la suite, on a demandé à la CIA de se livrer à des pratiques d’espionnage sur le sol américain, ce qui ne fait absolument pas partie de ses missions. Ca a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

A la demande du président Johnson, qui a renforcé l’engagement américain au Vietnam, la surveillance de groupes d’activistes étudiants a été mise en place par la CIA. A l’époque de Nixon et du scandale du Watergate, des anciens agents déguisés en plombiers ont posé des micros dans les locaux du parti démocrate. Ces affaires ont donné lieu à deux grandes commissions d’enquête parlementaire (Church et Rockefeller), menées de 1972 1975, qui ont abouti à une reprise en main du service. A l’époque, on a assisté à une véritable guerre ouverte dans les médias.

JOL Press : De quoi dépendent ces relations entre la CIA et le Congrès ?
 

Yvonnick Denoël : Il y a eu des usages – et des mésusages – de la CIA aussi bien du côté démocrate que républicain. Ce n’est donc pas une question de couleur politique, c’est une question de perception des menaces. Les gouvernements américains ont beaucoup utilisé la CIA, souvent à mauvais escient, en période de psychose et face à un danger perçu comme immédiat. Ce fut le cas au moment du débarquement de la baie des Cochons (1961) et de la crise des missiles de Cuba (1962). L’après 11 septembre a aussi été marqué par cette idée selon laquelle tous les moyens étaient bons pour lutter contre le radicalisme islamiste. 

Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press

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Yvonnick Denoël est historien et éditeur, spécialiste du renseignement. Il a publié en collaboration avec Gordon Thomas Le livre noir de la CIA (2007), traduit en plusieurs langues, et 1979, guerres secrètes au Moyen-Orient (2009). Son dernier ouvrage Histoire secrète du XXe siècle a paru en 2010. Toutes ses œuvres sont publiées aux éditions du Nouveau Monde.

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