Site icon La Revue Internationale

Nigeria: «Le conflit principal n’oppose pas les chrétiens aux musulmans, mais Boko Haram à l’Etat»

162655_claiming_to_be_boko_haram_0.jpg162655_claiming_to_be_boko_haram_0.jpg

[image:1,l]

JOL Press : Qui sont les responsables des violences au Nigeria ?
 

Amzat Boukari-Yabara : D’un point de vue historique, la société nigériane a toujours véhiculé à l’étranger une image de violence, notamment sous les différents régimes militaires qui se sont succédés jusqu’au retour des civils au pouvoir en 1999. Une criminalité générale caractérise le pays avec des milices et des groupes armés qui sont encore en activité dans plusieurs régions du sud, mais aussi des groupes de bandits parfois affiliés à certains agents politiques qui les réactivent dans le cadre des violences électorales. Maintenant, comme le montre l’actualité récente, chaque événement dramatique (bousculade dans un stade, accident de la route, explosion de citerne…) qui survient au Nigeria donne rapidement des bilans humains effrayants.

Depuis quelques années, le groupe islamiste Boko Haram fait la une de l’actualité en raison des attentats meurtriers commis à l’encontre des populations. Certaines actions sont revendiquées par Boko Haram, d’autres lui sont attribuées, et quelques unes sont l’objet de groupes non identifiés. Face aux lacunes de la communication gouvernementale, Boko Haram cherche à frapper les esprits. Une chose est sûre : ce groupe islamiste est devenu la menace numéro un au Nigeria. Boko Haram, qui avait au départ une démarche plus proche du sabotage et de la délinquance, est passé à la vitesse supérieure en s’attaquant aux forces de l’ordre. Constatant la capacité de réaction des autorités, Boko Haram a davantage ciblé les populations, en particulier chrétiennes, mais son objectif reste de renverser l’Etat fédéral et d’instaurer un Etat islamiste dans le nord.

JOL Press : Quelles sont les religions et/ou communautés victimes de ces violences ? 
 

Amzat Boukari-Yabara : Le Nigeria est le pays le plus peuplé d’Afrique avec plus de 170 millions d’habitants. C’est aussi le pays qui compte à la fois la plus importante population musulmane et chrétienne de toute l’Afrique au sud du Sahara. Dans le cadre des violences, Boko Haram s’en prend spécifiquement aux chrétiens vivant depuis longtemps dans le nord en attaquant des églises, mais c’est l’ensemble de la population nigériane qui en souffre. Il est important de rappeler qu’une importante minorité chrétienne vit dans le nord à majorité musulmane et qu’une importante minorité musulmane vit dans le sud à majorité chrétienne. Dans les grandes villes, il existe des quartiers historiquement chrétiens ou musulmans, mais la densité et l’anonymat font que les identités sont assez floues. La division spatiale et sociale entre chrétiens et musulmans n’est donc pas frontale mais transversale, d’autant plus qu’elle se heurte à d’autres critères liés aux origines ethniques et sociales. D’ailleurs, on en parle peu, mais en dehors de Boko Haram, les conflits opposant entre eux des musulmans d’origine différente, et les tensions entre des chrétiens de chapelle divergente posent également de graves problèmes.

JOL Press : La situation empire-t-elle depuis quelques temps ? 

Amzat Boukari-Yabara : Les premières attaques lancées par Boko Haram en 2003 visaient principalement des postes de police frontaliers du Niger, puis du Tchad et du Cameroun. Les cibles étaient clairement l’Etat et ses représentants. Pour les autorités nigérianes, Boko Haram n’était qu’une des nombreuses formes de banditisme en activité dans le pays. A ce moment, la menace était sous-estimée. Entre temps, Boko Haram a trouvé des relais auprès d’autres groupes islamistes armés opérant dans le Sahel, dont Al-Qaïda au Maghreb Islamique (AQMI). Boko Haram a sans doute bénéficié d’une logistique plus importante pour infiltrer et recruter au sein de plusieurs niveaux de la société. La suite est une escalade.

En 2009, au moment de la crise de succession du pouvoir suite au décès du président Yar’Adua, Boko Haram déclenche une série d’attentats dans le nord. En réponse, l’armée lance une grande opération qui conduit à l’élimination ou à l’arrestation de près d’un millier de membres du groupe. Dès lors, les prisons deviennent aussi des cibles d’attaques, et la libération des prisonniers devient un motif de revendication lors des enlèvements de civils et de ressortissants étrangers. L’attentat du 26 août 2011 contre le bureau des Nations unies à Abuja a sans doute été un tournant pour l’opinion internationale. A partir de décembre 2011, les attentats contre les églises chrétiennes, puis les représailles de milices contre les mosquées, donnent effectivement tous les indices d’une possible guerre de religions, avec plusieurs milliers de victimes.

Néanmoins, le conflit principal n’oppose pas les chrétiens aux musulmans, mais Boko Haram à l’Etat. Ce qui est en jeu, c’est la capacité de l’Etat à mettre fin à une menace qui bénéficie de relais à plusieurs niveaux. Boko Haram ne mène pas d’actions sociales, et la population dans sa grande majorité, y compris les musulmans, se désolidarise des actes commis par ce groupe. Pourtant, il existe un vivier de combattants, recrutés aussi bien au Nigeria que dans les pays voisins, dont l’éradication nécessite de la part de l’armée une stratégie privilégiant le renseignement. Le gouvernement a annoncé la semaine dernière sa volonté d’impliquer davantage les populations locales dans la lutte contre Boko Haram. C’est une bonne décision, tardive, mais nécessaire. Elle est d’autant plus importante qu’elle permet de mieux contrôler les milices d’auto-défense constituées par les populations qui avaient le sentiment que l’armée était inefficace.

JOL Press : Une guerre civile est-elle à craindre dans ce pays ? 

Amzat Boukari-Yabara : La situation au Nigeria peut faire penser à celle de l’Algérie confrontée à l’islamisme radical dans les années 1990, et elle est en même temps liée à la situation dans la région. Si les crises politiques, religieuses et militaires qui agitent le Nord-Mali et la Centrafrique se propagent vers des Etats sensibles comme le Niger ou le Tchad, voire le Cameroun, la pression sera encore plus forte sur le Nigeria. N’oublions pas que l’objectif de Boko Haram est d’instaurer un Etat islamique dans les douze Etats du nord du Nigeria.

Néanmoins, une guerre civile du Nord contre le Sud ou des musulmans contre les chrétiens est peu probable. En revanche, la persistance de conflits internes dans le Nord et dans les Etats pétroliers du Sud demeure. Par rapport à un pays comme la Centrafrique, le Nigeria a la particularité d’avoir déjà surmonté une guerre civile de 1967 à 1970 lors de la sécession du Biafra. Jusqu’à présent, la plupart des conflits sécessionnistes et des crises nationales avaient été résolus en faisant évoluer la structure fédérale de l’Etat, et en accordant une plus grande autonomie aux pouvoirs locaux. Les trois Etats fédérés existant à l’indépendance en 1960 ont aujourd’hui éclaté en 36 Etats qui doivent repenser leur complémentarité.

Par ailleurs, le Nigeria dispose au moins de trois éléments majeurs qui font défaut à la Centrafrique. L’armée nigériane, certes fragilisée, semble rester loyale à l’Etat, mais on a vu dans le passé qu’elle pouvait intervenir dans le paysage politique. Une telle intervention serait probablement désastreuse si elle était accompagnée d’un parti pris en faveur d’une communauté contre l’autre.

Ensuite, la classe politique nigériane dispose d’une plus grande expérience et d’une meilleure assise que les dirigeants centrafricains qui ne peuvent que s’en remettre à la France ou à l’ONU faute d’avoir réellement construit un projet national avec leur peuple. La classe politique nigériane est en partie corrompue, mais elle reste représentative de la population, et elle est capable d’intégrer les différentes autorités cultuelles et traditionnelles dans les négociations et les médiations. D’ailleurs, alors que son parti traverse une grave crise politique avec la défection de plusieurs élus, le président Jonathan a organisé il y a quelques jours une conférence pour renforcer l’unité nationale en présence de plus de 500 délégués.

Enfin, l’économie demeure un critère de cohésion et de recherche de stabilité. Par conséquent, tous les opérateurs économiques nationaux et internationaux ont intérêt à maintenir un Nigeria solide, unifié et en capacité d’intégrer les régions occidentale, sahélienne et équatoriale du continent africain. Au niveau de l’Etat fédéral, il est nécessaire de repenser la redistribution des ressources d’une part, et la spécialisation des Etats d’autre part.

JOL Press : Le Nigeria est un pays en plein essor. Mais un accroissement des inégalités ne risque-t-il pas d’attiser les conflits ?

Amzat Boukari-Yabara : Depuis l’indépendance, il reste un défi : la gestion de l’abondance de ressources naturelles et humaines, en lien avec l’amélioration des conditions de vie. Au moment du boom pétrolier des années 1970, une oligarchie s’est construite autour d’hommes d’affaires, d’entrepreneurs du BTP et de l’ingénierie pétrolière, de l’agro-alimentaire etc. La corruption et les détournements ont enrichi une petite classe d’officiers et d’hommes d’Etat tandis que la religion, qui constitue avant tout un immense marché économique, a également produit ses milliardaires. Derrière cette minorité, une large classe moyenne se développe, mais la majorité de la population, extrêmement jeune, vit encore dans des conditions précaires, avec peu de perspectives.

Depuis le retour des civils au pouvoir, on n’en parle très peu mais il y a d’importants mouvements sociaux au Nigeria qui essayent d’améliorer les conditions économiques et sociales. Le pays dispose d’une tradition militante, syndicaliste et progressiste. Dans un Etat qui est une immense mosaïque, certains groupes ethniques organisés en lobbies ont par exemple réussi à condamner et à faire reculer symboliquement les plus importantes compagnies pétrolières dans le delta du Niger, ou à attaquer l’Etat en justice. L’accroissement des inégalités, s’il se poursuit, risque effectivement de radicaliser des conflits internes qui ont néanmoins une logique, car leur résolution va dans le sens de l’équité et d’une plus grande justice pour les moins favorisés.

Propos recueillis par Marie Slavicek pour JOL Press

——————————–

Amzat Boukari-Yabara est docteur du Centre d’études africaines de l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Quitter la version mobile