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Pourquoi les élites se désintéressent-elles des carrières politiques?

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JOL Press : Pourquoi la carrière politique n’attire plus les meilleurs ?

William Genieys : Je vois plusieurs raisons à cela, la première étant peut-être la perte de pouvoir réel des hommes politiques qui ont moins la capacité de changer le cours des choses que sous la IIIe, IVe ou au début de la Ve République. Avec la mondialisation, la politique est devenue plus technique et les marges de manœuvre des acteurs gouvernementaux sont de plus en plus limitées.

Je crois aussi qu’il y a quelques années, la politique véhiculait des idéologies plus fortes et on pensait vraiment qu’en entrant en politique on pouvait avoir une influence sur le fonctionnement de la société, ce qui est moins visible aujourd’hui. La politique est aussi devenue très couteuse. Sauf à commencer très jeune et dans des filières militantes ou dans des grandes écoles, le choix de la carrière politique a un coût. La politique en nourrit certains mais pas tous.

JOL Press : Pourquoi l’ENA ne fait-elle plus rêver ?

William Genieys : L’ENA ne fait plus rêver déjà à cause de son nom : l’Ecole Nationale de l’Administration. Aujourd’hui le national n’a plus beaucoup de prises. On formait des élites sur la culture juridique pour aider les ingénieurs à planifier les politiques publiques françaises et l’Etat français, dans le cadre stato-national d’une France post-coloniale.

Mais désormais la France est intégrée à l’Europe et elle évolue avec la mondialisation. Je pense que le savoir-faire qu’on apprend à l’ENA n’est plus autant pertinent que par le passé. Cette école était liée à un système de gouvernement qui est aujourd’hui en partie révolu.

Par ailleurs, on assiste au déclin du droit : en France on est très attaché au droit public, qui est un droit de l’intérêt général mais qui n’a plus le pouvoir qu’il avait par le passé.

Ce que l’on apprend à l’ENA est en décalage par rapport à ce qui est fait aux Etats-Unis, par exemple. Dans les années 70, un programme a été lancé pour créer des School of Public Policy, des écoles d’apprentissage des politiques publiques qui intègrent une dimension économique des politiques publiques mais aussi tout ce qui concerne les moyens d’évaluation des politiques publiques.

Ces enseignements ont formé des générations de personnes qui sont aujourd’hui les conseillers du Président ou des « congressmen » ; les étrangers qui ont suivi ces formations sont rentrés dans leur pays pour exercer des fonctions de gouvernement. On évalue à 2000 par an le nombre de personnes qui bénéficient de ces formations ; en termes d’échelle, la France a du mal à suivre.

La seule formation qui tire son épingle du jeu c’est Sciences Po Paris qui s’est mis, depuis une quinzaine d’année, au format international, proche de la London School of Economics and Political Science et proche des universités qui forment des élites mondialisées, dans le sens noble du terme.

JOL Press : Les centraliens sont salariés dans le privé dans neuf cas sur dix. Comment expliquer, en règle générale, cet intérêt des élites pour le privé ?

William Genieys : Certaines grandes écoles forment des personnes qui doivent un certain nombre d’années de travail dans les grands corps de l’Etat mais comme on ne gagne pas énormément d’argent quand on travaille pour l’Etat, les gens préfèrent ensuite se rediriger vers les grandes entreprises et faire ce qu’on appelle le « pantouflage ».

Dans le passé, comme le public et le privé étaient plus liés cet effet n’étaient pas aussi important. On a eu quelques cas de personnes qui travaillaient dans des entreprises privées et qui sont arrivées en politique sur le tard pour devenir ministres mais c’était uniquement dans le cas de positions politiques particulièrement élevées.

Il faut ajouter à cela que les carrières qui font rêver aujourd’hui sont celles de Steve Jobs ou Mark Zuckerberg, de personnes qui réussissent et font fortune dans les hautes technologies. Ces parcours attirent plus que ceux des grandes écoles qui débouchent sur des postes dans des administrations centrales.

JOL Press : La moitié des centraliens partent à l’étranger pour faire carrière. La France n’est-elle plus attractive pour ses élites ?

William Genieys : Les centraliens doivent certainement y trouver des opportunités professionnelles mais il faut aussi souligner que l’étranger est pour beaucoup devenu une nécessité. Avant on faisait l’ENA, puis un stage en sous-préfecture, puis dans un cabinet et éventuellement, en fin de carrière, dans une entreprise, à présent la mobilité, dans les filières publiques, se fait à l’étranger.

Après, ces élites reviennent-elles ou pas ? C’est une vraie question. Les Français, par culture, ont tendance à revenir mais il faut aussi que le système offre des opportunités dans lesquelles la qualité de vie qu’ils ont retrouvée en France soit proportionnelle à ce qu’ils vont perdre, en termes de salaire d’une part, mais aussi en termes de qualité de vie professionnelle. Les Etats-Unis offrent, dans certains secteurs, de véritables opportunités, plus risquées certes, mais réelles.

JOL Press : Peut-on dire plus simplement, comme vous le disiez un peu plus haut, que le pouvoir ayant quitté la sphère politique, les élites la désertent avec lui ?

William Genieys : La sphère politique a toujours du pouvoir. Le problème c’est qu’il n’est pas trop parlant pour les potentiels élèves de l’ENA ou de Polytechnique. L’action politique se résume, dans les médias, aux affaires crapuleuses ou privées. Ce qui est technique n’est pas très vendeur et la symbolique du pouvoir politique est beaucoup moins forte qu’avant.

Par ailleurs, je pense que les voies de la carrière politique, malgré la démocratisation de la vie publique, sont fermées. Si on n’entre pas en politique très tôt, si on n’a pas fait les grandes écoles, on est très facilement exclu du jeu. Il est très difficile d’y entrer. Peut-être que la loi sur la fin relative des cumuls des mandats va permettre un meilleur renouvellement de la classe politique, ce n’est pas encore le cas.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

William Genieys  est directeur de recherche CNRS au Centre d’études politiques de l’Europe latine (Cepel) et enseigne la politique comparée et la sociologie des élites à l’Université Montpellier 1. Il est l’auteur de nombreux ouvrages et publications sur le sujet dont Sociologie politique des élites (Armand Colin – 2011) ou L’élite des politiques de l’Etat (Presse de Science Po, col. Gouvernance, 2008).

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