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Que reste-t-il de Jaurès, un siècle après son assassinat ?

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L’Histoire du socialisme peut être décomposée en quatre périodes. La première, la plus ancienne, a commencé au début du XIXe siècle. C’est l’archéo-socialisme allant de François Noël Babeuf, dit Gracchus, à Pierre Joseph Proudhon. La seconde époque du socialisme, qui allait de Karl Marx à Lénine, avait trait au socialisme historique. Quant à la troisième époque, elle est celle allant de Jean Jaurès à Léon Blum.

C’était la période du socialisme moderne, la plus active de la pensée socialiste – ayant couvert outre la Révolution russe, la révolution et la contre-révolution allemandes d’après-guerre, l’avènement d’Adolf Hitler, les dictatures fascistes, Staline, la Seconde Guerre mondiale et la révolution chinoise. Le plus grand penseur socialiste de cette époque était évidemment Jean Jaurès. Ce dernier avait dominé non seulement le socialisme français, dont il est resté l’un des plus remarquables, mais aussi le socialisme international.

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Antagoniste de Jean Jaurès, en Allemagne, Karl Kautsky était apparu comme le théoricien du marxisme dogmatique développé après la mort de Karl Marx. Il avait été longtemps le représentant du Parti Social-Démocrate Allemand à la IIe Internationale et avait partagé avec August Bebel le privilège de parler au nom de Karl Marx. Bien entendu, la période du socialisme moderne fut certainement la plus fructueuse sur le plan doctrinal. C’était aussi celle où des événements nombreux et importants ont constitué, côtoyant la pensée de tous ces grands dirigeants socialistes, un théâtre de pratiques historiques particulièrement révélatrices

La quatrième période est celle du socialisme contemporain. Face à leurs adversaires réactionnaires et même à leurs partenaires républicains et radicaux, la position rigide des socialistes a rendu difficile le rôle du Parti Socialiste. Mais pour la première fois en France, le 10 mai 1981, les socialistes ont pu prendre le pouvoir grâce au suffrage universel. C’est donc dans la dernière partie de l’époque du socialisme moderne qu’a démarré l’expérience socialiste française avec la prise du pouvoir par le pragmatisme de François Mitterrand, et l’accession à l’Élysée de François Hollande[1].

Un républicain réformiste

Plus républicain que révolutionnaire, partisan d’un humanisme conciliateur, Jean Jaurès avait reçu des influences diverses : marxiste (lassalienne), syndicaliste-révolutionnaire, utopiste, radicale et chrétienne (Lamennais). Son assassinat par Raoul Villain le 31 juillet 1914[2] fut, pour tous les socialistes, un coup presque fatal asséné à la cohésion et à la légitimité du socialisme français par le fascisme commençant.

Jaurès était un pur réformiste qui définissait un socialisme de conciliation et de synthèse, en y incorporant la société démocratique et la République. Il n’y avait aucune orthodoxie doctrinale dans sa pensée, car il s’adaptait en permanence aux circonstances et aux événements. Il donnerait au courant réformiste ses lettres de noblesse et préciserait son identité en parvenant, sur toutes les grandes questions posées au socialisme, à une solution originale qui lui permettrait de se positionner au centre afin de rassembler davantage.

Le marxiste humaniste

Adversaire des idées dogmatiques de Jules Guesde, Jean Jaurès avait adhéré au socialisme en 1893, au moment où le guesdisme se sclérosait. Il a été sans doute l’homme le plus haï. Créateur du journal L’Humanité en 1904 sans pour autant avoir connu L’idéologie allemande, œuvre fondamentale de Karl Marx, il était un marxiste humaniste. Il pensait que l’abolition du capitalisme était juste et inévitable parce qu’elle relevait de la morale. Il proclama la nécessité d’une organisation ouvrière toujours plus forte et son attachement à la Révolution française et aux droits de l’Homme est resté légendaire. Jean Jaurès avait été certainement le meilleur exemple d’acteur politique républicain et démocrate, dans la tradition d’un socialisme réel qui avait servi de modèle à beaucoup de réformistes à travers le monde. L’objectif du socialisme devait être, pour lui, la dignité de la vie.

Jaurès était un disciple du Karl Marx humaniste, dont les marxistes dogmatiques, après la mort du maître, avaient oublié le message. Il se refusait à ramener le socialisme à une seule pensée économique rigide qui commanderait toute l’Histoire. Il souligna la valeur des idées morales auxquelles l’Humanité, qui constituait la base du socialisme, ne pouvait se soustraire. La solidarité et la justice à l’égard des pauvres et des ouvriers étant la trame de son argumentation, il recherchait donc une synthèse pour servir la cause de la Révolution.

La pensée de Jaurès

Le moment est venu d’examiner et d’analyser la pensée de Jean Jaurès, ce dernier étant sans doute le plus prestigieux des socialistes français. Jean Touchard le présenta ainsi : « Il est très évident que Jaurès [a dominé] de très haut et de très loin le socialisme français des années 1900. »[3] On n’a certes plus, dans un premier temps, à brosser le portait de Jean Jaurès, mais à rappeler seulement qu’il est né à Castres en 1859, qu’il était agrégé de philosophie, que c’était un ancien normalien, un intellectuel.

L’écrivain Max Gallo le devinait ainsi : « Ce petit homme chaleureux et débraillé, barbu et éloquent, dont l’éloquence enflammait les foules socialistes et qui a été peut-être plus haï qu’aucun homme politique ne l’a été de son vivant […] »[4] Paul Louis osa questionner : « Qu’est-ce donc que le socialisme de Jaurès, si l’on cherche à le schématiser rapidement ? C’est avant tout un socialisme de conciliation et un socialisme de synthèse. »[5] Quant à Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès était « le premier penseur d’un socialisme qui ne s’en [laisserait] pas compter par l’État » : « Ainsi l’intellectuel chez Jaurès a-t-il conforté le socialiste et l’homme de gauche, avec son génie d’éloquence et de plume, son attention à tous les regains du monde, sa quête du neuf. »[6] Tribun, ses prises de parole pour une société sans classe marquaient les esprits. De Jaurès, Vincent Auriol dirait : « Soudain jaillissait l’idée, drue, éblouissante. Sa pensée s’élevait et élevait son auditoire avec lui. »

Jean Jaurès entendait d’abord concilier socialisme et démocratie, une thèse contradictoire avec les conceptions de Jules Guesde. Il était, à cet égard, plus proche de Jules Michelet. Cela se manifeste notamment dans son Introduction à l’histoire socialiste de la Révolution française. Chez Jaurès, le socialisme était étroitement lié au souvenir de la révolution. En 1890, il parlait du « socialisme immense, humain, qui [était] contenu dans la Révolution française ». Il affirmait que « [c’était] le socialisme seul qui [donnerait] à la déclaration des Droits de l’Homme tout son sens et qui [réaliserait] le droit humain ».

Jean Jaurès apparaissait à travers sa philosophie comme l’antiguesdiste par excellence. Il se situait aux antipodes du dogmatisme et du sectarisme. Il inspirerait Léon Blum[7] et François Mitterrand[8]. Retenons surtout que Jean Jaurès a voulu faire de la SFIO l’un des lieux d’exception où l’on remettrait sans arrêt en chantier l’examen du réel, où l’on proposerait des méthodes nouvelles afin de mieux appréhender et entendre la société.



[2] Jean Jaurès fut assassiné lors d’un dîner au Croissant, sis rue Montmartre dans le IXe arrondissement de Paris.

[3] In La gauche en France depuis 1900 – Jean Touchard, Seuil, 1977.

[4] In Le Grand Jaurès – Max Gallo, Robert Laffont, 1984.

[5] In Les étapes du socialisme – Paul Louis, Éditions Fasquelle, 1903.

[6] In Jean Jaurès, 2005, Perrin.

[7] Marcel Sembat et Léon Blum plaidèrent pour la continuité et l’héritage jauressien. De fait, ils garderaient la « vieille maison » que Jean Jaurès contribua à construire « au-delà des réformistes et des révolutionnaires ».

[8] François Mitterrand avait déclaré être « fidèle à l’enseignement de Jaurès » aussitôt installé à l’Élysée en mai 1981. Un autre gardien du temple socialiste, Pierre Mauroy, a présidé en 1992 la Fondation Jean-Jaurès.

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