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Avec sa nouvelle Constitution, la Tunisie fait l’apprentissage de la démocratie

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(Crédit photo : Nataliya Hora / Shutterstock.com)

JOL Press : La Tunisie s’est dotée, en janvier 2014, d’une nouvelle constitution. En quoi cette constitution fait-elle figure d’exception dans le monde arabe ?
 

Éric Gobe : Tout d’abord, elle a été rédigée et votée par une Assemblée nationale constituante élue selon des procédures démocratiques. Ensuite, ce texte est le résultat d’un compromis entre forces politiques et sociales véhiculant des visions antagoniques de la société. Le texte constitutionnel contient donc des dispositions ambigües et contradictoires, véhiculant deux conceptions opposées de l’État, l’une séculariste et l’autre islamo-conservatrice.

Pour les tenants d’une conception séculière de l’État, celui-ci est l’incarnation d’une communauté abstraite, transcendant intérêts et clivages, et dont le rôle est de garantir les droits et libertés, c’est-à-dire les droits de l’Homme, dans leur acception universelle. Pour le parti islamiste Ennahdha et les autres adeptes du conservatisme islamique, l’État a d’abord vocation à préserver et à défendre « l’authenticité » de la société : il est le gardien de « l’identité » islamique du pays.

Ambiguïté

La formulation de l’article 1er de la constitution de 1959 a été maintenue. Tout en laissant planer une ambiguïté entre « islam religion d’État » et « islam, religion de l’État », cette disposition évacue implicitement toute référence à la charia ou aux principes de la législation islamique. Les constituants, après de laborieuses tractations, ont décidé d’en préciser la portée interprétative dans l’article 2, qui précise que l’État a un « caractère civil, basé sur la citoyenneté, la volonté du peuple et la primauté du droit ».

Dans le même temps, le texte du préambule donne des gages à une conception islamo-conservatrice de l’État en faisant référence à « l’identité arabo-musulmane », aux « enseignements de l’islam » et à « l’appartenance culturelle et civilisationnelle à la nation arabe et musulmane ».

L’État garantit la liberté de conscience

L’article 6 tente de concilier exercice des libertés individuelles et intervention de l’État dans les affaires de la religion. Ainsi, en échange de l’abandon de la criminalisation de « l’atteinte au sacré », Ennahdha a obtenu que l’État devienne « le gardien de la religion » et se charge de « protéger les sacrés ». Reste à savoir ce qu’il convient d’entendre par « les sacrés » et dans quelle mesure « interdire d’y porter atteinte » peut avoir des conséquences sur la liberté d’expression. Quant aux « sécularistes », ils ont réussi à faire admettre le principe de la liberté de conscience et à ériger sa protection au rang d’obligation étatique (ce qui fait figure d’exception dans le monde arabe), au même titre que la liberté de croyance et le libre exercice du culte.

Indépendance de la justice

Le texte de la nouvelle constitution offre des avancées notables vers l’État de droit et l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les dispositions relatives à la Cour constitutionnelle consacrent l’instauration d’un contrôle a priori des projets de lois, ainsi que d’un contrôle de constitutionnalité a posteriori des lois. La référence à l’État de droit, à la séparation et à l’équilibre des pouvoirs, ainsi qu’à des mécanismes renforcés visant à protéger l’indépendance de la justice et des magistrats font que la constitution répond grosso modo aux « standards internationaux » en matière d’indépendance du pouvoir judiciaire. Toutefois, il convient d’attendre l’adoption des lois organiques qui mettront en place le Conseil supérieur de la magistrature pour mesurer la réelle portée des dispositions constitutionnelles se rapportant à l’indépendance de la justice.

JOL Press : Les débats sur le projet de loi électorale, qui doit permettre l’organisation des élections législatives et présidentielles, prennent plus de temps que prévu. Près de trois ans après l’élection de l’Assemblée constituante, pourquoi la Tunisie met-elle autant de temps à organiser des élections ?
 

Éric Gobe : La polarisation de la scène politique autour d’enjeux considérés comme vitaux par l’une ou l’autre des parties contribue à alimenter une défiance réciproque entre des forces politiques qui ont peur que leur défaite électorale ne se traduise par la monopolisation du champ politique par le vainqueur des élections.

Le débat autour de l’intégration de l’article 15 du décret-loi 35 relatif à l’élection de l’ANC (2011) dans la loi électorale, en est un révélateur. Cette mesure de lustration qui revient à exclure du droit de candidature les personnes ayant assumé des responsabilités au sein de l’ex-RCD [l’ancien parti de Ben Ali, ndlr] est régulièrement mise sur le devant de la scène politique par Ennahdha et par certains partis politiques qui lui sont proches (le CPR et Wafa).

Elle apparaît comme un instrument visant à déstabiliser le parti Nidaa Tounes, principal challenger d’Ennahdha. En effet, cette formation politique, qui se structure autour de figures politiques proches de feu Habib Bourguiba, de caciques du parti dissous du président Ben Ali, de patrons inquiets pour la bonne marche de leurs affaires et d’anciens militants de gauche, serait concernée au premier chef par une telle mesure.

La disposition visant à faire accompagner les analphabètes dans l’isoloir pour les assister dans l’opération de vote est aussi un indice de ce manque de confiance entre les acteurs de la transition. Les députés de l’ex-opposition à la troïka et les diverses composantes de la « société civile séculariste » (ATIDE, Doustourna…) considèrent que l’institution d’un citoyen accompagnateur des analphabètes reviendrait à légaliser la falsification des résultats du vote et l’achat des voix des électeurs. Mais par-delà cet argument tout à fait valable, c’est la capacité de mobilisation électorale d’Ennahdha, plus à même que les autres partis politiques à bénéficier de cette disposition, que craint la composante séculariste.

Par ailleurs, des considérations plus prosaïques comme l’absentéisme des constituants (surtout de l’ex-opposition à la troïka), ainsi que le désir de certains d’entre eux de contrôler l’action du gouvernement de technocrates dirigé par Mehdi Jomaâ (dépôts de motion visant à auditionner certains de ses ministres) font prendre à l’ANC du retard.

JOL Press : Trois ans après la « révolution de jasmin », la Tunisie fait face à un important défi sécuritaire. Pourquoi le pays assiste-t-il à une recrudescence des actions terroristes? Comment le nouveau gouvernement agit-il pour endiguer cette menace terroriste ?
 

Éric Gobe : La Tunisie a connu un inévitable relâchement sécuritaire après la chute de Ben Ali. Le mouvement dit salafiste, Ansar al-Sharia, a profité de l’amnistie générale du 20 février 2011 : plusieurs vétérans jihadistes d’Afghanistan dont le fameux Abou Iyadh at-Tounsi (Seifallah Ben Hassine de son nom) ont été libérés.

Ennahdha au pouvoir a entretenu pour le moins des relations ambigües avec cette mouvance jusqu’à l’assaut mené contre l’ambassade des Etats-Unis le 14 septembre 2012. En 2013, les actions terroristes du mont Chaâmbi, ainsi que le meurtre politique de Chokri Belaïd (6 février) et Mohamed Brahmi (25 juillet) deux membres du Front populaire (coalition politique regroupant partis et associations allant de l’extrême gauche aux nationalistes arabes en passant par les écologistes) ont fini par pousser le gouvernement de la troïka et sa principale composante Ennhadha à conduire une politique répressive vis-à-vis des salafistes jihadistes.

Mais aujourd’hui, l’affaiblissement de l’Etat tunisien, notamment son appareil sécuritaire et la quasi-disparition de l’État libyen (par-delà l’enlèvement des diplomates tunisiens, les armes et les hommes circulent facilement), demeurent des facteurs favorables au développement d’actions terroristes.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Éric Gobe est directeur de recherche au CNRS. Politologue et sociologue, il est spécialiste du Maghreb et a publié plusieurs articles et ouvrages sur la Tunisie. Il est notamment lauteur de : Les avocats en Tunisie de la colonisation à la révolution (1883-2011). Sociohistoire d’une profession politique, Paris, Karthala-IRMC, ou encore de La Tunisie en 2012 : heurs et malheurs d’une transition qui n’en finit pas (avec Larbi Chouikha), L’Année du Magreb, CNRS Editions, 2013.

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