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Bonnes feuilles Marek Halter 2

Six jours plus tard, Waraqà fut le premier surpris de la manière dont Muhammad se confia à son épouse.

C’était le milieu de l’après-midi, au plus chaud de la journée. Chacun sommeillait dans l’ombre. Un peu plus tôt, Khadija avait été réveillée par la douleur d’Al Qasim. La lame était allée loin. Elle avait dû s’agenouiller pour la supporter sans hurler, les poings noués sur son ventre.

Comme chaque fois, cela disparut aussi brutalement que c’était venu. Khadija se releva, marcha jusqu’à une jarre. Elle y trempa un linge pour s’en mouiller le front et la nuque. Ses mains tremblaient encore. Elle resta un peu, s’appuyant au rebord de la jarre pour mieux respirer. Elle avait les paupières closes quand elle entendit le battant de la porte bleue frapper bruyamment contre le mur. Elle releva le visage. Le manteau flottant derrière lui, la bouche béante et les yeux écarquillés, son époux courait vers elle à travers la cour. Elle cria :

– Muhammad ?

Il bondit dans sa chambre, poussant des plaintes aiguës qu’elle comprit à peine.

– Sauve-moi ! Sauve-moi !

Hurlant encore, il se jeta derrière la couche tandis qu’elle appelait de nouveau :

– Muhammad ! Muhammad !

– Ahiii ! Sauve-moi !

Il arracha de ses deux mains les couvertures et s’y roula en boule comme un animal pétrifié. Khadija s’approcha de lui, le découvrit et tenta de l’enlacer.

– Qu’y a-t-il, Muhammad ! Que t’arrive-t-il, mon époux ?

Il leva son visage déformé vers elle, la bouche tremblante.

– Un démon ! Un démon ! Il m’a pris !

Il ruisselait de sueur. Khadija se releva pour aller chercher le linge sur le rebord de la jarre. Muhammad lui enserra les jambes.

– Reste ! Reste, ne pars pas !

– Je veux…

– Reste !

Il lui agrippa les mollets de toutes ses forces. Toujours roulé en boule sur le sol, il cachait à présent son visage sous sa tunique en balbutiant :

– Il m’a pris ! Il m’a pris !

Khadija s’assit sur le bord de la couche. Elle posa les mains sur les épaules de son époux et le redressa un peu afin qu’il puisse presser son visage contre son ventre.

– Là, là, dit-elle, calme-toi.

Des mots de mère. Elle s’en rendit compte. Des mots qui firent couler en elle une paix étrange. Elle sentit la respiration et le cúur de Muhammad s’apaiser. Il frissonnait. Elle le serra encore plus contre son ventre que la douleur d’Al Qasim avait tranché un instant plus tôt. Comme elle se sentait bien, pourtant ! Elle eut envie de rire. Son époux pris par un démon ? Quelle idée folle ! Elle embrassa la tempe de Muhammad, baisa sa bouche brûlante.

– Raconte-moi, murmura-t-elle.

– Dans la grotte. Il s’est mis à faire nuit. La nuit en plein jour. Je me suis relevé. J’ai pensé tout de suite : Voilà l’œuvre d’un démon ! Et il est venu derrière moi. Il m’a attrapé aux épaules et m’a secoué. Secoué, secoué comme on secoue les oliviers pour la récolte ! Je ne le voyais pas. Mais sa force ! Pas une force d’humain. Il a dit : « Récite ! » Sa voix a résonné dans la grotte. « Récite ! » Et moi : « Quoi ? Quoi ? Que veux-tu que je récite ? » Et lui : « Récite ! » Et il me prend encore, il me tourmente encore ! « Récite ! Récite ! » Et moi : « Mais quoi ? O seigneur ! Je ne sais rien ! Que pourrais-je savoir ? » Alors il me serre plus fort encore. Je pense : Je vais mourir ! Un démon m’emporte ! Mais lui, il me tient. Devant moi brillent des lettres pareilles à celles des rouleaux de mémoire. Il dit : « Lis ! » Je gémis : « Je ne sais pas lire, Seigneur ! » Il répète en me secouant : « Lis ! » Et moi j’entends les mots à lire : « Au nom de Ton Seigneur qui a créé ! Il a créé l’homme de sang coagulé ! » Lui, il me secoue encore : « Lis ! Lis ! Par Ton Seigneur très Généreux. Qui m’enseigna au moyen du calame. Il enseigna à l’homme ce qu’il ne savait pas ! » O, Khadija, protège-moi, je deviens fou ! Le démon m’a fait parler de ce que je ne sais pas ! Khadija ! Je t’en supplie, protège-moi !

Pour apaiser Muhammad, il fallut du temps. Des caresses. Du temps encore. Quand les tremblements de son époux cessèrent enfin, quand elle put lui fermer les yeux pour un peu de repos, Khadija courut prévenir le hanif.

– Cousin Waraqà, Muhammad est de retour. Il dit qu’il a été pris par le démon. Mais le démon, je ne le sens nulle part en lui.

Cette fois, le cousin Waraqà se dressa pour l’écouter. Bouillant d’impatience.

– Qu’a-t-il dit ? Quel démon ?

De son mieux, Khadija répéta chacun des mots de son époux. Quand elle se tut, on eût cru que le hanif avait oublié sa mauvaise jambe tant il sautillait d’excitation.

– Saint ! Saint ! s’écria-t-il en prenant presque la même voix que Muhammad. Par celui qui détient mon âme, Khadija, c’est le suprême Nâmus qui est venu à lui ! Celui qui est venu à Moïse ! Khadija, ton époux est notre Très Grand Prophète. Ne le laisse pas faiblir !

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