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Diplomatie économique: de quoi parle-t-on exactement?

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François Hollande souhaitait placer le secrétariat d’Etat au Commerce extérieur sous la tutelle de Laurent Fabius, qui a fait de la diplomatie économique un pilier de son action et a vu le « Développement international » s’ajouter au nom de son ministère, à l’occasion de ce remaniement. Mais en quoi consiste cette diplomatie économique ?

JOL Press : Le Commerce extérieur, attribution que se disputaient Laurent Fabius et Arnaud Montebourg, sera désormais rattaché au ministère des Affaires étrangères et non plus à celui de l’Économie. Assiste-t-on à une évolution de la diplomatie française ?

Bertrand Badie : C’est une affaire assez compliquée et très révélatrice de beaucoup de choses. C’est avant tout contradictoire puisque la diplomatie est traditionnellement définie comme l’art de gérer les oppositions, les séparations et les différends et non de se faire un instrument de captation de nouveaux marchés. 

En fait, plutôt que de parler de diplomatie économique, il faudrait parler plus prosaïquement de la place de l’économie dans la politique étrangère. Et là ce n’est plus trop la contradiction qui apparaît mais l’ambiguïté, parce que ce débat n’est que la révélation de l’évolution des politiques étrangères : nous sommes aujourd’hui dans un contexte bien connu de mondialisation et cette mondialisation vient modifier les politiques étrangères. Les objectifs politico-militaires ne sont peut-être plus  aussi centraux et certainement aussi exclusifs qu’ils l’étaient autrefois. La mondialisation fait entrer dans l’agenda des politiques étrangères des questions économiques mais aussi des questions sociales internationales (la sécurité alimentaire, la sécurité sanitaire…) et les grandes questions culturelles mondiales.

Mais à l’heure où les Affaires étrangères gagnent en diversité, on peut légitimement se demander si elles ont la capacité de toucher à ces nouveaux champs. Est-ce que l’Etat est le mieux placé dans cette mondialisation pour se lancer à la conquête de nouveaux marchés, pour rechercher de nouveaux investissements ou de nouvelles implantations ? La concurrence est tellement forte entre les Etats classiques et les nouveaux acteurs internationaux que sont les firmes multinationales, que sont les institutions financières ou les institutions bancaires, que la place de l’Etat devient incertaine.

De cette contradiction et de cette ambiguïté dérivent des interrogations et peut-être des dangers. A vouloir, de manière aussi forte, recentrer les politiques étrangères sur l’économique, n’oublie-t-on pas l’essentiel qui est de savoir ce qu’est la mondialisation dans laquelle nous évoluons et comment l’Etat peut-il produire une politique de mondialisation ? Il ne suffit pas de décider de faire de l’économie, encore faut-il savoir s’adapter à la bonne mondialisation. N’y a-t-il pas, par ailleurs, un risque de voir les grands objectifs classiques de la diplomatie soumis à des intérêts économiques ?

JOL Press : Quel va être le rôle désormais du ministre des Affaires étrangères ?

Bertrand Badie : On peut tout d’abord se demander quel va être le rôle du ministre de l’Economie  et du ministre des Finances. L’un et l’autre vont-ils pouvoir s’accomplir dans leur fonction en se coupant du Commerce extérieur qui, jusqu’alors, relevait de leurs compétences ? Le ministère des Affaires étrangère est-il le plus à même de représenter les intérêts économiques et de gérer les problèmes économiques de l’Etat français dans la mondialisation ? Si la question a été tranchée par Manuel Valls la réponse est loin d’être évidente.

Nous nous trouvons confronté, ici, à quelque chose qui, hélas, devient symptomatique de notre mondialisation, c’est-à-dire que les problèmes s’interpénètrent les uns les autres : on ne peut plus séparer les questions internes, des questions internationales, on ne peut plus séparer les questions politiques, des questions économiques et des questions sociales. A partir du moment où cette séparation ne peut plus se faire, comme elle se faisait auparavant, est-ce qu’une nouvelle séparation des champs de compétences était nécessaire ?

JOL Press : Cette idée de la diplomatie économique est-elle ancienne ou est-ce un phénomène nouveau sur la scène internationale ?

Bertrand Badie : C’est une idée qui, aux Etats-Unis, est entré dans la familiarité de la littérature des sciences politiques et des sciences économiques depuis déjà quelques décennies, depuis qu’on parle de mondialisation. De ce point de vue-là, ce débat qui apparaît nouveau chez nous existe depuis un certain temps. Mais cette notion de diplomatie économique me gêne. Que l’on parle de politique étrangère dans son rapport à l’économie, on peut comprendre ce que cela veut dire. Quand on parle de diplomatie, il ne faut pas oublier qu’on ne parle pas d’une politique publique mais d’un instrument de règlement des grandes questions qui opposent les Etats entre eux. Ou alors il faut clairement dire que la notion-même de diplomatie a changé.

JOL Press : La diplomatie économique est-elle désormais largement rependue en Europe ?

Bertrand Badie : Je parlais des Etats-Unis, mais j’aurai pu parler aussi de toute l’Europe du nord qui est entré dans ce débat il y a déjà un certain temps. Mais attention, les cultures ne sont pas les mêmes, les histoires ne sont pas les mêmes. Est-ce qu’on peut s’aligner aussi facilement sur des Etats qui relèvent d’une autre histoire et d’une autre culture en la matière ? Le problème mérite discussion. Est-ce que, par ailleurs, le problème a été réglé dans les pays anglo-saxons ? N’est-ce pas, dans les pays anglo-saxons, la marge de manœuvre laissée aux entreprises privées qui explique leur performance dans l’économie mondiale, plus que le rôle de l’Etat ? On pourrait en discuter longtemps. On voit ainsi réapparaître, à travers ce nouveau débat, la différence qui existe entre le libéralisme et le colbertisme. On revient à une forme de colbertisme, en oubliant que Colbert vivait au XVIIe siècle.

JOL Press : Quelles sont les conséquences directes de ce passage de la diplomatie telle qu’on la connaissait jusqu’à maintenant à cette nouvelle diplomatie économique ?

Bertrand Badie : D’un certain point de vue, c’est une vieille histoire dans la mesure où la rivalité entre Bercy et le Quai d’Orsay, en matière d’économie internationale n’est pas nouvelle. C’est vrai que le Quai d’Orsay s’inquiétait depuis bien longtemps de voir la Direction des Relations Extérieures au ministère de l’Economie prendre de l’importance. On voyait que, dans les ambassades, les conseillers économiques relevaient de la compétence de Bercy. Arracher cet énorme morceau, qu’est le Commerce extérieur, à Bercy va modifier la configuration du Quai d’Orsay mais va aussi profondément modifier, en l’amputant, la configuration du ministère des Finances et du ministère de l’économie. Il y a là des conséquences qu’il ne faut pas négliger et qui risquent, d’un certain point de vue, de ranimer la querelle entre le ministère de la rive droite et le ministère de la rive gauche.

Mais au-delà de ces questions, il y a le problème de la structure interne du Quai d’Orsay. Le Quai d’Orsay aujourd’hui a un pôle politique, autour de la Direction générale politique et un pôle économique  qui s’appelle la Direction générale de la mondialisation. Cette entrée du Commerce extérieur au Quai d’Orsay risque fort de redonner du poids à la Direction générale de la mondialisation. Ce qui va, encore une fois, entraîner une opposition entre le politique et l’économique, comme si la mondialisation ne concernait pas le politique.

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

Bertrand Badie est historien et politologue. Chercheur au Ceri de Sciences Po Paris, il a publié de nombreux ouvrages, dont Le Diplomate et l’intrus (Fayard, 2008), La diplomatie de connivence(La Découverte, 2011), Quand l’Histoire commence (CNRS éditions, 2013) et, dernièrement, Le temps des humiliés : Pathologie des relations internationales (Odile Jacob, 2014).

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