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«En Libye, le pétrole est un levier pour peser sur l’échiquier politique»

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JOL Press : Pourquoi le pétrole fait-il l’objet de luttes intestines en Libye depuis la chute de Kadhafi ?
 

Patrick Haimzadeh : Le pétrole est un moyen de pression, un levier pour obtenir ce que l’on veut et peser politiquement sur l’échiquier. Il est utilisé par les fédéralistes de l’Est libyen, mais aussi par les berbères de l’Ouest qui souhaitent se faire entendre et être associés au pouvoir. C’est plutôt comme cela qu’il faut le voir plutôt qu’une vraie volonté de confisquer une partie des ressources pétrolières libyennes et de les exporter « en douce ». C’était en tout cas l’objectif premier, même si la position s’est radicalisée avec le blocage, depuis l’été dernier, des ports pétroliers par les milices de l’Est.

JOL Press : En début de semaine, le chef d’une tribu libyenne de l’Est du pays a annoncé qu’un accord allait être conclu pour lever le blocus de ces ports pétroliers. Est-ce le signe d’un apaisement dans cette région ?
 

Patrick Haimzadeh : Cela fait plusieurs semaines qu’il dit cela mais j’attends de voir les résultats de ces négociations. Le pouvoir a changé dans l’Est de la Libye et, phénomène nouveau, les jeunes qui ont intégré les milices obéissent désormais davantage à leurs chefs de milices – pour des raisons de fraternité d’armes et aussi pour des raisons tout simplement matérielles, parce que ces chefs leur donnent du travail – qu’aux solidarités traditionnelles et aux chefs de tribus. Cette évolution sociologique, qui découle de la guerre de 2011, fait que même si le pouvoir central, qui avait pourtant critiqué cela sous Kadhafi, réintègre les chefs de tribus en tant qu’acteurs politiques, cela ne fonctionnerait pas vraiment parce que les jeunes miliciens ne les écoutent plus, ou en tout cas d’autres réseaux les supplantent.

JOL Press : Cette mainmise des milices sur les ports pétroliers risque-t-elle de faire couler l’économie libyenne ?
 

[image:2,s] Patrick Haimzadeh : Ce risque de banqueroute est effectivement l’une des conséquences brandies par le pouvoir et les opposants aux zones rebelles de l’Est qui disent que bientôt, on ne pourra plus payer les fonctionnaires. Mais il ne faut pas exagérer cela. Selon plusieurs sources économiques concordantes, la Libye a quand même d’énormes réserves dans sa banque centrale, qui peuvent permettre aux Libyens de tenir encore deux ou trois ans sans entrées de devises. Ajoutons à cela les avoirs libyens gelés à l’étranger depuis la guerre – notamment aux États-Unis et en Europe – qui constituent, si les Libyens pouvaient y accéder, une somme d’argent considérable. Toutefois, si la mainmise des milices sur le pétrole devait se poursuivre plusieurs années, ce serait en effet catastrophique pour le pays, même si à court terme, il n’y a pas d’urgence en matière de trésorerie.

JOL Press : Mi-mars, la découverte d’un pétrolier nord-coréen, qui tentait d’emporter du pétrole acheté aux rebelles libyens, a provoqué la chute du Premier ministre Ali Zeidan, incapable de résoudre cette crise. Que révèle le manque de véritable pouvoir exécutif en Libye ?
 

Patrick Haimzadeh : Le pouvoir exécutif est généralement l’émanation d’une volonté populaire. La faiblesse de l’exécutif en Libye découle directement des divisions de la société entre différents types de fractures qui existent à plusieurs échelles de la société, non seulement entre les régions mais aussi d’un quartier à un autre. Cette fragmentation de la société libyenne fait qu’il n’y a pas de consensus sur le soutien donné au pouvoir exécutif.

Cette division se traduit également au sein du Parlement, scindé en différents courants et tendances qui sont plutôt des divisions géographiques, de circonstances ou d’intérêts, que des divisions vraiment idéologiques – même s’il y a quand même deux grandes tendances idéologiques qui se dessinent, entre les libéraux et les islamistes, mais ce n’est pas tranché. Cette division au sein des parlementaires fait quils n’accordent plus leur confiance à l’exécutif. Quelle que soit la position qu’adoptera le successeur d’Ali Zeidan à l’égard des fédéralistes, le prochain Premier ministre sera de toute façon critiqué et à terme mis en minorité par le Parlement. Cela reflète l’état actuel de la société libyenne.

JOL Press : La fédéralisation du pays serait-elle alors la seule issue possible à la crise ?
 

Patrick Haimzadeh : D’abord, pour avoir un État fédéral, il faut au moins un pouvoir central fort, un centre de gravité, qui pour l’instant n’existe pas. Bien sûr, dans l’idéal, la fédéralisation serait la solution mais dans la pratique, on en est loin. Et puis quelle fédération ? Combien d’États ? On n’est plus du tout dans la même configuration sociale qu’en 1953, à l’époque de la fédération du pays en trois États – Cyrénaïque, Tripolitaine et Fezzan. Aujourd’hui, beaucoup d’entités et de sous-régions risquent de vouloir aussi demander leur autonomie ou un nouveau statut dans le cadre d’une fédération, ce qui entraînerait sûrement des tensions ou des divergences sur les frontières et ouvrirait la boîte de Pandore à des micro-États ou des micros-Émirats, suivant les régions.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Patrick Haimzadeh est spécialiste de la Libye. Il a été en poste diplomatique à Tripoli entre 2001 et 2004 et effectue régulièrement des séjours en Libye. Il a également travaillé en Égypte, en Irak, au Yémen et au sultanat d’Oman, en tant que coopérant, analyste ou négociateur pour le compte de la France ou de l’ONU. Il intervient régulièrement dans les médias et est l’auteur du livre Au cœur de la Libye de Kadhafi, Éditions JC Lattès, 2011.

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