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Inde: le Parti de l’homme ordinaire, LA surprise des élections?

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Il a fait une entrée aussi remarquée qu’imprévue. En 2013, l’Aam Aadmi Party a pris le contrôle du territoire de New Delhi – la collectivité locale administrant la capitale et ses 17 millions d’habitants – en devenant le second parti en nombre de sièges à l’Assemblée (Vidhan Sabha).

Peut-il rééditer l’exploit, à l’échelle nationale cette fois, à la faveur des élections législatives dont le coup d’envoi à été donné le 7 avril ? Déjà, l’AAP a su s’imposer parmi les candidats « sérieux » du scrutin, entre le parti du Congrès de la dynastie Gandhi (sans lien avec le Mahatma), conduit par le peu charismatique Rahul, et la formation d’extrème droite nationaliste hindouiste du Bharatiya Janata Party (BJP), menée par le controversé Narendra Modi.

Pas de financements occultes (l’AAP publie tous ses comptes de campagne), pas de réseaux familiaux, pas d’appels à telle ou telle caste… L’AAP est un ovni de la politique indienne, qui entend changer les règles du jeu archaïques définies par un establishment dépassé.

Décryptage d’un phénomène qui rappelle celui du héros pacifique de la nation, le Mahatma Gandhi, avec Jean-Joseph Boillot, docteur en économie et professeur agrégé de sciences économiques et sociales spécialiste de l’Inde.
 

JOL Press : L’Inde est traditionnellement fragmentée entre différentes classes et castes. Comment peut-on expliquer alors que l’APP transcende ces divisions, remportant des voix à la fois dans les circonscriptions de la classe moyenne et dans les bidonvilles ?
 

Jean-Joseph Boillot : On a trop tendance à confondre le millefeuille indien et une société qui serait fragmentée. La société indienne a beau être structurée autour de milliers de castes ou de communautés (à ne pas confondre), elle a malgré tout une profonde capacité d’unité autour de sa diversité. Tout dépend en fait des circonstances.

Il suffit de se rappeler la façon dont le Mahatma Gandhi lui-même avait réussi, à la différence des leaders traditionnels du Parti du Congrès – y compris Nehru -, à créer un mouvement de masse autour de notions qui faisaient vibrer les masses indiennes à l’époque comme « swaraj » ou « swadeshi », c’est à dire l’autonomie de chacun et l’indépendance de son pays.

L’unité profonde de l’Inde apparaît dans l’histoire à la faveur de circonstances ou de tournants politiques comme du temps de l’empire Maurya ou de la lutte contre les Britanniques. De ce point de vue, le surgissement de l’AAP constitue probablement un tournant politique en Inde.

Ses thèmes parviennent bien par exemple à capter l’attention aussi bien les classes pauvres que moyennes et même des riches ! Je pense par exemple à la tribune récente d’un ancien administrateur du grand groupe Infosys, V. Balakrishnan, soutenant publiquement l’AAP. Mais il s’agit d’abord d’un mouvement de masse très populaire et qui transcende les différences de communauté.

Le premier de ces thèmes est celui de la gouvernance « propre » (« clean ») ; le deuxième, celui de la lutte contre la corruption ; le troisième – celui-ci vise directement Narendra Modi -, le capitalisme de connivence (« crony capitalism »). Sur ces fameux trois « C », l’AAP a réussi, en quelques mois, à se poser comme la seule alternative à la montée inexorable du chef des nationalistes hindous, Narendra Modi, face à un parti du Congrès usé par dix ans de pouvoir et sans chef charismatique.

Comme le Mahtma Gandhi, l’AAP a aussi joué sur des images fortes, notamment sur trois symboles là encore très gandhiens.

D’abord, le « jhaadu», ce balai tressé qu’on trouve dans toutes les maisons indiennes. Il était devenu au temps de Gandhi un symbole contre les discriminations de castes puisque le Mahatma l’utilisait lui-même pour nettoyer ses latrines ; aujourd’hui, avec l’AAP, c’est le coup de balai contre la corruption de tout l’establishment.

Deuxième symbole, le « topi », ce petit chapeau blanc que l’on voyait déjà partout lors des grandes marches du Mahatma Gandhi et qui est réapparu sur la tête du leader du mouvement anti-corruption de 2011, Anna Hazare. Aujourd’hui, des millions d’Indiens le portent à nouveau en signe d’opposition au turban couleur safran des nationalistes hindouistes et dont Narendra Modi aime à s’affubler.

Enfin, dernier symbole, le « maun vrat » ou grève de la parole et de la faim, qui rappelle, là encore, les grèves du Mahtma Gandhi comme instrument majeur de la lutte politique non-violente.

Tout cela rappelle donc cette lutte gandhienne pour l’indépendance qui avait réussi à transcender les divisions du millefeuille indien pour en faire un mouvement populaire de masse. C’est ce que Kejriwal et ses amis ont en partie réussi à reproduire.

JOL Press : L’APP est souvent décrit comme un parti « tourné vers les jeunes ». En quoi est-ce le cas ?
 

Jean-Joseph Boillot : Attention là encore à ne pas enfermer ce mouvement dans des catégories pseudo-sociologiques. La génération des leaders du AAP a en réalité entre 40 et 50 ans – Arvind Kejriwal a 46 ans, leur mentor Anna Hazare, 76. S’il est vrai que les manifestants anti-corruption ou de décembre 2012 contre le viol d’une jeune étudiante à Delhi avaient plutôt 25 à 30 ans, Il ne faut pas prendre le mouvement AAP comme celui des seuls jeunes.

Cela me rappelle un peu 1968 en France : la contestation est populaire dans toutes les classes d’âge. Les « vieux » aussi ne supportent plus l’establishment, l’inflation ou encore les cartels de l’énergie ou de l’industrie.

Le clivage ici passe au milieu des classes moyennes comme en Egypte ou dans les pays du Printemps arabe, avec d’un côté les conservateurs hindous alliés au big business traditionnel et les modernes autour du sécularisme et d’un capitalisme transparent.

JOL Press : L’AAP a pris en 2013 le contrôle du gouvernement de Delhi. Le parti a-t-il depuis commencé à tenir ses promesses de campagne (réduction de moitié du prix de l’électricité, approvisionnement d’eau potable gratuite à tous les ménages de la ville) ? A-t-il commencé à prendre à bras le corps les problèmes endémiques de Delhi (violences faites aux femmes, etc) ?
 

Jean-Joseph Boillot : C’est un des points les plus controversés de la tactique de l’AAP et il est repris à souhait par la propagande du BJP. Mais Kejriwal lui-même semble aussi se demander s’il fallait prendre la décision de démissionner un mois après avoir été élu, et donc sans pouvoir mettre en oeuvre les promesses faites aux habitants de Delhi. Il y avait en fait un dilemme entre les priorités tactiques et stratégiques.

Sur la première promesse, la plus importante, qui était le passage de la loi anti-corruption, l’AAP s’est immédiatement trouvé mis en minorité par la coalition du parti du Congrès et du BJP. Il en a tiré d’autant plus vite les leçons que le calendrier électoral national s’est accéléré – sa victoire imprévue à Delhi intervenait au moment même où la campagne nationale pour les élections législatives allait commencer.

Le choix est donc très rapidement fait par l’AAP de se dire : « Pour Delhi, on verra après. On a manifestement une véritable réponse populaire à nos propositions. Il faut donc profiter de l’opportunité des législatives nationales pour les tester sur toute l’Inde. Et comme on ne peut pas à la fois gérer Delhi et se lancer dans la campagne nationale, on choisit la deuxième. »

Sur l’ensemble de ses promesses – réduction de moitié des factures d’électricité, d’eau potable, ou contre les violences aux femmes et tous les rackets – ce que fait l’APP, c’est de les transposer de Delhi au niveau national cette fois comme on peut le lire dans son manifesto. Or, ce qui surprend tout le monde, c’est que ce qui s’est passé à Delhi semble se reproduire dans une grande partie du pays, c’est-à-dire une campagne extrêmement populaire.

JOL Press : En janvier dernier, Arvind Kejriwal, Premier ministre de New Delhi, organisait un sit-in pour protester contre l’inefficacité des forces de l’ordre. Un mois plus tard, il démissionnait de son poste après avoir échoué à faire adopter une loi contre les malversations financières. Aux yeux des électeurs, cette manière de faire de la politique est-elle révélatrice du manque d’expérience et de culture d’un parti né dans la rue, ou bien dépoussière-t-elle la gouvernance conventionnelle et conforte-t-elle la stature de « Robin des bois » incorruptible de son leader ?
 

Jean-Joseph Boillot : On voit souvent cette image dans les médias contrôlés par les groupes d’affaires, relayée avec force par le Parti du Congrès et le BJP, d’un AAP « anarchiste ». Mais, encore une fois, il faut se rappeler ce qu’était le Mahatma Gandhi, qui lui aussi soulevait les foules en utilisant des moyens de lutte peu conventionnels !

Arvind Kejriwal est en fait un homme particulièrement solide ; il a fait des études supérieures dans l’un des plus prestigieux instituts de technologies, le IIT de Kharagpur, comme je le rappelle dans mon dernier livre, « L’Inde pour les nuls ». Puis il est devenu haut fonctionnaire des impôts, assez longtemps pour voir le cancer de la corruption gagner toute l’administration indienne, avant de devenir militant dans les bidonvilles de Delhi.

Les autres cadres de l’AAP que j’ai pu rencontrer en février dernier sont également des professionnels aguerris qui ont fait leurs armes sur le terrain comme Medha Patkar, candidate à Bombay, et leader du mouvement contre les barrages sur la Narmada condamnant des villages entiers à la disparition.

L’AAP est en fait sorti du bois des luttes civiles veilles de plusieurs décennies pour les porter au plan politique en jugeant qu’on ne pouvait plus en rester au seul terrain. Il juge tout simplement que le moment est de nature révolutionnaire, qu’il faut redonner la parole à tous les Indiens qui ont perdu toute confiance dans leurs institutions.

Son analyse profonde est que, pour sortir l’Inde de son impasse actuelle, et en particulier de ce qu’il appelle le « crony capitalism », il faut changer les règles du jeu et les institutions. Nous nous trouvons donc dans un moment qui consiste, un peu comme au moment de la lutte pour l’indépendance, à mettre en mouvement toute la population indienne pour recréer les conditions d’une démocratie transparente. C’est en fait – dans un contexte où les problèmes sont un peu similaires- l’antithèse du mouvement de haut en bas qu’on observe en Chine. En Inde, comme toujours, cela va de bas en haut.

JOL Press : Peut-il, à l’issue des élections en cours, avoir remporté assez de sièges pour se retrouver en position de former une coalition ? Si non, peut-il avoir néanmoins obtenu des résultats suffisants pour être appelé par le parti vainqueur afin de former une coalition ? Dans l’un et l’autre cas, avec qui l’AAP accepterait-il de gouverner ?
 

Jean-Joseph Boillot : Je suis frappé de voir à quel point les médias français ne parlent que de Narendra Modi, candidat « favori », qui de facto va gouverner l’Inde à l’issue de ces élections. Probablement parce qu’ils découvrent tout à coup à quel point le leader hindouiste conservateur est charismatique et qu’il bénéficie d’un puissant soutien des milieux d’affaires.

En réalité, le candidat Modi n’a pas décollé dans les sondages au-dessus de la barre des 30-35% de l’électorat malgré une propagande impressionnante et utilisant les outils de communication les plus modernes. Ce qui signifie que les deux tiers de l’électorat indien se méfient de la personnalité controversée de Modi ! Tout le monde se rappelle qu’il a été l’organisateur de la destruction de la mosquée d’Ayodhya en 1992, germe des massacres de Godhra en 2002.

Le problème des Indiens était jusqu’à l’automne dernier de ne pas avoir d’alternative crédible à un parti du Congrès usé par dix ans de gouvernement et une crise économique qui a suivi l’exubérance excessive des années 2000. D’autant que le jeune Rahul Gandhi n’a pas pas du tout l’étoffe d’un leader charismatique même si on peut le trouver au demeurant fort sympathique.

Narendra Modi lui s’est engouffré dans la brèche… jusqu’à ce que Kejriwal décide lui aussi de remplir le vide et de lancer l’AAP dans la bataille d’une opposition crédible au BJP. Semaine après semaine, on a alors vu quelque chose d’incroyable : l’AAP devenir la force d’opposition la plus dynamique, la plus inventive face au BJP, au point de remporter autant de candidats que lui à Delhi en décembre dernier.

Toute la tactique électorale de l’AAP a alors été de se construire comme la seule alternative crédible à Narendra Modi, au point de présenter Kejriwal face à lui dans cette ville symbole pour tous les Indiens : Bénarès

Mon pronostic pour les résultats du 16 mai est que nous pourrions avoir des surprises. Il est probable que Modi arrivera en tête, mais je ne vois pas une majorité absolue pour le BJP (272 sièges). Il lui faudra donc former une coalition avec des partis régionaux, or l’homme n’aime pas du tout partager le pouvoir comme le raconte bien son biographe Nilanjan Mukhopadhyay.

Toute la question pour l’AAP, et pour l’Inde en général, est de savoir ce qui va se passer dans l’opposition, sachant que le Congrès devrait connaître une défaite cuisante et tomber en dessous de 100 sièges. Il y a deux scénarios possibles dans un contexte où le système électoral majoritaire à un seul tour est terrible pour les petits partis:

Soit l’AAP ne remporte qu’une dizaine de siège. Dans ce cas, il y aura une opposition assez fragmentée et avec peu de capacités de s’unir pour faire front à Narendra Modi.

Soit – et c’est l’hypothèse que je retiens – l’AAP aura un nombre de sièges suffisants pour être crédible, entre 20 et 50 sièges – mes contacts me parlent même de 100 sièges- ce qui, au niveau du Parlement fédéral, est suffisant pour peser dans les alliances. Quand le BJP dénonce le AAP comme créature du parti du Congrès, il exprime en fait sa hantise d’une alliance possible entre un Congrès en crise, un AAP montant et tout un ensemble de partis dits « séculiers » par opposition aux fondamentalistes hindous.

A ce moment là, la nouvelle phase qui s’ouvrira pour l’AAP sera de réussir à se placer au centre d’une nouvelle grande coalition. Mais ne rêvons pas, l’AAP rencontrera alors toutes les difficultés des jeunes partis : risque d’éclatement idéologique, problèmes organisationnels etc…

Mais on peut au moins penser que l’AAP aura réussi à l’issue des élections à mettre au centre de la vie politique indienne trois nouveaux thèmes qui préfigurent une Inde moderne : bonne gouvernance administrative, lutte contre la corruption, et disparition du capitalisme de connivence (« crony capitalism ») qui s’ajouteront aux valeurs séculaires par opposition à ce qu’on appelle aujourd’hui le risque de démocratie « ethnique », en l’occurrence les vieux thèmes de l’arianisme que porte le RSS, l’organisation de type fasciste dont est issue Narendra Modi.

En tous cas, un des signes de la vitalité de la démocratie indienne, c’est que quand les élections se tiennent, on ne connait pas à l’avance les résultats, les jeux sont ouverts. Mais il y a beaucoup de chances que l’AAP soit la grande surprise de ces élections. 

Celui-ci a réussi, en quelques mois, à faire passer un mouvement de ras-le-bol de rue à un mouvement politique. Il exprime à mon sens le basculement de l’Inde rurale vers l’Inde urbaine et un basculement de la démocratie indienne vers de nouveaux partis, de nouvelles institutions modernes où l’on retrouve l’esprit initial des fondateurs de l’Union Indienne en 1947, c’est-à-dire la transparence, la libre expression des points de vue, la tolérance, l’égalité de tous devant la loi, etc.

C’est, de ce point de vue, bien plus qu’une élection indienne. Le monde entier est confronté aux mêmes débats sur la démocratie et le capitalisme modernes et aux mêmes tentations nationalistes, racistes ou de replis sur soi.

Propos recueillis par Coralie Muller pour JOL Press

 

Jean-Joseph Boillot est professeur agrégé de sciences sociales, conseiller auprès du club du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII), cofondateur de l’Euro-India Economic & Business Group (EIEBG), et auteur d’une dizaine d’ouvrages, notamment L’Inde pour les nuls (First, avril 2014).

 

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