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La politique de la non-décision? Une méthode de gouvernement

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La politique étant entrée dans l’ère de la communication, la décision a moins d’importance que son apparence (Photo: Shutterstock.com).

Enseigner l’art ultime de ne pas prendre de décision en laissant une trace dans l’Histoire, tel est l’objet de ce petit ouvrage qui livre clés en main techniques et conseils pratiques à nos dirigeants. Le lecteur pourra s’entraîner avec des travaux dirigés (tracts pré-rédigés, sondages multiusages, clichés et platitudes prêtes pour tout discours) et jouer avec ses amis au Jeu de la non-décision.

Extrait de Surtout ne rien décider – Manuel de survie en milieu politique, de Pierre Conesa (Editions Robert Laffont – février 2014)

Depuis le début de la crise quarantenaire que nous vivons, les gouvernements qui ont été élus sur un programme précis ont rapidement compris le risque qu’il pouvait y avoir à le mettre en œuvre. Tout homme politique d’avenir est, au sens fort du terme, un homme qui «promet». Les programmes de campagne sont des pense-bêtes assez exhaustifs destinés à promettre au plus grand nombre – il n’est pas toujours utile de les appliquer. Il est peu charitable voire criminel d’en relire certains à distance.

Le gouvernement Mauroy a réduit de façon magique le nombre des 101 propositions de François Mitterrand (dont la reconnaissance de la Corée du Nord) et le candidat Chirac, élu sur sa dénonciation de la «fracture sociale», n’a rien résorbé du tout. La promesse de taxation à 75 % des très hauts revenus de l’actuel président a rejoint au cimetière du Père Lachaise l’allée des annonces de campagne fracassantes et mort-nées. Ces dernières années, le gouvernement Juppé en 1995 ou celui de Fillon en 2007 ont payé cher leur volonté de réforme. François Hollande se révèle plus prudent. La droite est une opposition sans programme, aussi a-t-elle des chances non négligeables de remporter les prochaines élections si elle parvient à s’unir sur la simple dénonciation des non-mesures du gouvernement en place.

D’autre part, au cours de toutes les dernières élections, le vote sanction a prévalu : les Français préfèrent de loin sortir les équipes au pouvoir plutôt qu’adopter le programme des challengers, montrant par là même qu’un gouvernement n’est jamais récompensé de ses actions.

La communication est le couteau suisse de l’inaction politique

La politique étant entrée dans l’ère de la communication, la décision a moins d’importance que son apparence, ce qui pousse donc à la non-décision. Ainsi s’expliquerait l’appétence des hommes politiques pour les sondages, les communicants et autres spin doctors, et les émissions de télévision d’infotainment (mélange d’information et divertissement).

[image:2,s]La non-décision doit devenir de plein droit un objet de sciences politiques qui suppose d’autres outils et d’autres concepts que l’étude de la décision. Les sciences politiques classiques voient dans la décision publique un acte raisonnable résultant de l’utilisation régulière des procédures par le décideur compétent, en harmonie avec les normes juridiques supérieures. Les politologues modernes ont démontré la complexité de l’enchevêtrement des causes, de la préparation et de la conception, de la formalisation, de l’application et de ses effets.

Ils opposent à l’analyse classique la vision d’un processus aux contours mal déterminés, résultat d’un système de relations continues et interconnectées. Pour le politologue moderne, «une décision, ça n’existe pas au sens d’un acte volontaire rationnel, imputable à un moment dans un lieu particulier, à un homme, à une équipe(1)». Mais on peut dorénavant avancer l’hypothèse que la systémique de Sfez a atteint son stade ultime avec la politique de la non-décision au cours de laquelle la complexité des systèmes décisionnels, le tempo politique, la volonté d’associer largement les citoyens dans la démocratie participative et les intérêts corporatistes des acteurs aboutissent à la paralysie complète. «Continuité ou rupture ?» Voilà un bon sujet de dissertation à Sciences-Po.

Posons alors comme hypothèse que certains modes d’action politiques sont depuis un temps certain fondés essentiellement sur le principe de la non-décision, seul moyen rationnel d’expliquer la permanence de réformes aussi indispensables que jamais réalisées et donc la hauteur de la pile des dossiers de la petite table. Érigée en mode d’action politico-administratif, cette méthode qui rencontre, il faut le reconnaître, un certain agrément de l’opinion, dispose d’argumentaires validés par l’expérience, de méthodologies spécifiques et elle est encadrée par différents outils de communication. En tant qu’objet de sciences politiques, son analyse requiert de poser des concepts propres que nous essaierons de définir.

La théorie des jeux n’a pas véritablement étudié le type de fonctionnement fondé sur la non-décision qui ne correspond ni aux jeux coopératifs (équilibre de Nash) ni aux jeux dirigés par un leader (équilibre de Stackelberg). Il se rapprocherait de la théorie des jeux non-coopératifs avec leader. Mais en l’espèce, le leader (le décideur politique) a une durée de vie inférieure à la durée du jeu, et il doit tenter de le quitter avant que de nouveaux équilibres se soient dessinés.

D’autre part, l’un des joueurs (la société), qui tient le rôle du «mort», ne sort que pendant le court moment de la distribution des cartes. Pour faire progresser la recherche fondamentale, nous proposons à la fin de cet opuscule le Jeu de la non-décision, qui se joue à quatre : le gouvernement est confronté à l’opposition, aux syndicats et aux gnomes de Bruxelles, tous trois ligués pour l’obliger à prendre une décision qu’il doit éviter de prendre. Il triomphe s’il atteint la fin de la législature sans avoir rien décidé. 

(1). Lucien Sfez, Critique de la décision, Presses de la FNSP, 1992?

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Pierre Conesa est agrégé d’histoire et a étudié à l’ENA. Il a été haut fonctionnaire au ministère de la Défense pendant une vingtaine d’années. Maître de conférences à Sciences Po, il écrit régulièrement dans le Monde diplomatique et diverses revues de relations internationales. Il est notamment l’auteur de Les Mécaniques du chaos – Bushisme, prolifération et terrorisme (L’Aube, 2007) ; La Fabrication de l’ennemi – Ou comment tuer avec sa conscience pour soi (Robert Laffont, 2011).

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