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L’État kényan nourrit-il la radicalisation islamiste?

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JOL Press : Au regard des récents événements au Kenya, conjugués à l’épisode terroriste du Westgate en septembre 2013, faut-il envisager un nouvel affrontement entre les forces kényanes et le Shebab, comme ce fut le cas en 2011 ?
 

Roland Marchal : Depuis la fin des années 2000, le Shebab a recruté, en Somalie, beaucoup de militants d’Afrique de l’Est. Ces derniers étaient formés militairement, puis combattaient sur le territoire somalien. L’intervention kényane de 2011 a considérablement changé la donne.

Depuis cette époque, une série d’incidents faisait craindre le pire. Il est survenu à l’issue d’une grande crise au sein de la direction de l’organisation, en juin 2013. A l’époque, la direction était confortée par l’intervention d’Al-Qaida dans la péninsule arabique. On observa dès lors une politique délibérée du Shebab, quelle que fût sa position à l’intérieur de la Somalie, d’exporter vers les pays d’Afrique du Sud les miliciens qu’elle avait formés. On a d’ailleurs pu voir ce changement sur les sites web du Shebab, qui se sont mis à fournir bien plus de littérature en Swahili qu’en Somali. L’attentat du Westgate fut le premier effet de ce changement.

L’État kényan a de vrais problèmes vis-à-vis de sa minorité musulmane. A large dominante pacifique, elle est peu unifiée et comprend les gens de la côte, les Somali du Nord-Est et les habitants des plateaux. On subodore qu’un certain nombre de responsables religieux, en liens présumés avec le Shebab, sont exécutés sur ordre du gouvernement, bien qu’il en nie toute responsabilité.

La question actuelle est : cette politique d’éradication des personnalités musulmanes les plus radicales va-t-elle tuer le problème dans l’œuf ou l’envenimer ?

JOL Press : Le leader islamiste appelé Makaburi, tué ce mardi au Kenya, s’inscrivait-il dans ces cibles du gouvernement kényan ?
 

Roland Marchal : Il a été tué dans la banlieue de Mombasa, comme Aboud Rogo Mohammed, un autre prêcheur musulman, en 2012. D’autres suivront certainement.

Les ambassades occidentales de la région partagent d’ailleurs cette inquiétude quant à la gestion faite par le Kenya du radicalisme religieux. Selon elles, l’État kényan nourrit la radicalisation de certains secteurs, notamment sur la côte. Au départ minoritaires, ces islamistes acquièrent une aura sur la base de ces assassinats, jamais réprimés ni dénoncés officiellement.

JOL Press : L’activisme des islamistes et leur influence actuelle en Afrique de l’Est nécessiteraient-ils l’envoi de forces (OTAN, UE…), comme pour la Séléka en Centrafrique ou Boko Haram au Nigeria ?
 

Roland Marchal : Ces activistes partisans de méthodes terroristes sont extraordinairement minoritaires. Y compris parmi l’opposition musulmane de la côte, qui a des revendications vis-à-vis de l’État kényan. Cette opposition ne prône pas, a priori, la violence et la radicalisation. Mais la politique « de la main gauche » menée par le Kenya incite à utiliser la violence. Cette radicalisation de l’opinion publique sur la côte est cultivée par les miliciens du Shebab, qui sont en train de créer la base sociale qui leur manquait.

Boko Haram était au départ un mouvement civil. Il n’est devenu militaire qu’à partir du moment où son leader, Mohammed Youssouf, a été abattu dans un commissariat de police, par des agents de l’État nigérian.

L’UE ne voit donc pas cette politique répressive d’un très bon œil, et la voit plutôt comme un agent indirect de radicalisation, qui légitime même le terrorisme, comme réponse à une violence d’État.

JOL Press : L’État kényan ne peut pas non plus laisser une islamisation radicale se développer sur la côte, d’autant plus quand on sait l’importance vitale des ports dans l’économie kényane…
 

Roland Marchal : On ne peut calmer les foules si on ne comprend pas leurs revendications. Les groupes de la côte cherchent simplement à se faire entendre politiquement, ce à quoi le gouvernement kényan répond par un déni et un amalgame entre ces protestataires et le Shebab.

L’erreur est dangereuse, et rappelle celle commise par les Américains et les Éthiopiens en Somalie au début des années 2000. Elle a finalement donné une crédibilité à un petit groupe radical devenu depuis le Shebab, alors qu’il était fortement minoritaire dans l’islamisme somalien, non violent et incomparable avec le terrorisme.

Pourquoi le Kenya ne joue-t-il pas son rôle d’État, à savoir négocier avec certains segments de l’opinion publique, qu’il soit en désaccord avec eux ?

JOL Press : La montée de la radicalisation islamiste et de l’influence du Shebab ne dépend-elle pas simplement de l’état catastrophique de la Somalie (malgré la relative stabilité du Somaliland) ?
 

Roland Marchal : Le Somaliland est calme uniquement parce que cette stabilité sert au Shebab et lui permet d’assurer sa logistique, son financement… Qui plus est, la relative sécurité du Somaliland implique des efforts considérables des Éthiopiens, des Américains et des Britanniques ! Pour l’instant, cet intérêt tripartite coïncide avec celui du Shebab. Le jour où ce n’est plus le cas, comme au Puntland aujourd’hui, la carte postale sécurisée que vous décrivez au Somaliland volera en éclats.

Tant que la Somalie n’aura pas retrouvé une unité et une souveraineté territoriales, les agissements du Shebab et le développement de son influence ne pourront être endigués. En outre, il faut éviter de fournir des arguments au Shebab dans sa politique de recrutement régional.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Roland Marchal est chargé de recherche au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri – Sciences Po) et spécialiste des conflits en Afrique Sub-saharienne.

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