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Lynchages en Argentine: «le produit d’un emballement médiatique»

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JOL Press : Qu’est-ce qui a déclenché cette « vague de lynchages » en Argentine ?
 

Federico Lorenc Valcarce:  Il y a deux choses à considérer pour comprendre les lynchages et la manière dont ils ont été interprétés. Tout d’abord, et malgré la perplexité des journalistes et des hommes politiques, il faut souligner que ce type d’action collective ne constitue pas ni une nouveauté ni une rareté en Amérique latine. Bien que moins fréquent quand il s’agit de l’Argentine, on connait néanmoins des exemples de répression directe et violente de la part de victimes, voisins ou passants contre des délinquants réels ou suspectés qui sont pris par surprise dans l’espace public. Des situations semblables de petites foules violentes peuvent être observées lors des sorties de discothèques ou dans des stades de football…Il ne s’agit donc pas seulement d’actes de « justice », mais de comportements plus généraux qui sont bien installés dans les interactions quotidiennes.

Ceci dit, aucunes données statistiques ou étude ne nous permettent pour l’instant d’affirmer avec certitude l’existence d’ une « vague de lynchagse » au cours des dernières semaines en Argentine. Tout a commencé dans la ville de Rosario, avec un lynchage qui s’est soldé par la mort d’un jeune homme accusé de vol sans violence. Ce délit a été couvert par les journalistes, et d’autres cas similaires ont attiré leur attention et on fait l’objet d’une couverture médiatique persistante et réitérée. De fait, les lynchages ont eu lieu. Mais la « vague de lynchages »a été le produit d’un emballement médiatique.

JOL Press : Est-ce un phénomène nouveau dans le pays, ou a-t-il été amplifié par la couverture médiatique ?
 

Federico Lorenc Valcarce:  Ce n’est pas seulement dû à une amplication. Les medias amplifient le phénomène lorsqu’a partir de quelques dizaines de cas particuliers, ils construisent l’image d’un fait social étendu. Mais l’agenda médiatique change en permanence, il y a donc d’autres moments où des phénomènes semblables ont lieu mais ils sont ignorés, et restent invisibles. Le rythme de la réalité ne coïncide pas toujours avec celui des medias.

JOL Press : Comment les autorités argentines font face à cette vague de lynchages ? Comment l’opposition a-t-elle profité de cette actualité ? 
 

Federico Lorenc ValcarceLa présidente et ses ministres, les gouverneurs et les maires, les chefs des groupes parlementaires, ont tous condamné les événements exposés par les medias. Or, la politique a sa propre logique. L’opposition en a donc profité pour critiquer les politiques menées par le gouvernement dans le domaine de la sécurité et de la justice.

Ils ont également dénoncé le manque d’engagement de l’Etat dans la « lutte contre la délinquance », ou bien le fait que « les délinquants » soient arrêtés par la police mais tout de suite libérés par les juges. Ceci s’inscrit dans un débat sur la réforme du Code Pénal et renvoie à des prises de position plus générales autour de l’insécurité et les politiques de sécurité. Il y a pourtant un paradoxe:  bien que le gouvernement ait répondu a ces arguments en accusant les chefs de l’opposition de faire de la démagogie, des mesures annoncées vont dans le même sens… Par exemple, une loi de police municipale vise la prévention des petits vols de rue et confirme l’image stigmatisante des « délinquants » qui avait été mise en scène par la couverture des lynchages : « des jeunes banlieusards qui sont une menace contre les honnêtes gens…». 

JOL Press : D’après une étude de l’institut M&F, 84% des Argentins ont l’impression que l’insécurité augmente. Est-ce aujourd’hui leur première préoccupation ? 

 

Federico Lorenc ValcarceC’est vrai, les sondages montrent depuis des années que l’insécurité est une des principales préoccupations des Argentins. Même si l’on critique la manière donc les questions sont posées et l’on ignore les mécanismes de production des opinions qui se cachent derrière ces chiffres, il y a d’autres indices qui révèlent l’existence réelle de cette préoccupation : des conversations ordinaires, des mobilisations, des comportements électoraux. Il faut d’ailleurs avouer que cette préoccupation accompagne uns augmentation général de délits, qui se sont multipliés par trois au cours des trois dernières décennies. Or, il ne faut pas attribuer directement l’augmentation du sentiment d’insécurité a la montée de la criminalité.

D’une part, si les délits ont augmenté en général, l’homicide – qui est le plus extrême et le plus redouté des crimes – a diminué. Si l’on avait une moyenne de huit pour 100 mille habitants dans les années 1990, le chiffre est descendue à 6,5 pour 100 mille habitants dans les années 2000. Et ce chiffre n’est pas élevé par rapport à d’autres pays de la région. Ainsi, on craigne le fait d’être assassiné, malgré le fait que ceci n’a pas de basse objective si l’on pense en termes de probabilité. Or, les gens ne raisonnent pas comme ça, ce qui est tout a fait raisonnable.

Il y a donc tout un tas de facteurs qui incident sur le sentiment d’insécurité. Il y a une augmentation des délits mais non pas forcement des plus terribles. Il y a une augmentation de la violence, qui n’est pas forcement liée au délit, mais qui contribue aussi à produire des propensions à l’hostilité et á l’intolérance. On ne devrait pas exclure de l’analyse des facteurs proprement politiques, notamment des clivages qui traduisent des oppositions sociales, et qui produisent chez les classes moyennes une méfiance croissante à l’égard des classes populaires, notamment des jeunes hommes des quartiers et des bidonvilles.

JOL Press: Qu’en est-il du traitement médiatique de ces délits criminels en Argentine ? 
 

Federico Lorenc Valcarce : Les médias donnent de plus en plus d’espace à la couverture des faits criminels, qui occupent depuis des années une place centrale aux JT et dans les journaux sérieux: une place qui serait impensable en France ou dans d’autres pays européens. Or, les personnes les plus exposées aux medias ne sont pas forcément les plus craintives. On pourrait penser que les medias influent plutôt sur la politique, et non pas directement sur les perceptions des citoyens ordinaires. Les hommes politiques ont fait de l’insécurité un axe central des campagnes électorales et des débats publics. Et la plupart d’eux ont été amenés à prendre des positions plutôt autoritaires qui justifient le fait de donner plus de pouvoir et plus de ressources à la police, et qui acceptent l’idée que l’augmentation de peines est une réaction adéquate face au crime et à l’insécurité. Le gouvernement national et l’extrême gauche sont les seules exceptions à cette vision dominante du problème de l’insécurité dans le champ politique.

Propos recueillis par Louise Michel D. 

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Federico Lorenc Valcarce est sociologue, professeur à l’Université de Buenos Aires et professeur associé aux Universités de Mar del Plata et du Litoral (Argentine). Il est chercheur du Conseil National des Recherches Scientifiques à l’Institut Gino Germani. Il a publié La sécurité privée en Argentine paru chez Khartala en 2011.

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