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Marek Halter: Comment Khadija a donné confiance à Mahomet

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Un extrait de Khadija de Marek Halter

Il ne trouva aucun mot de plus à ajouter.

Là-bas, à la porte, ils disparaissaient les uns après les autres.

Khadija passa sa langue sur ses lèvres sèches, pressa la petite bourse de sukar sous sa poitrine. Le chatoiement de sa tunique lança quelques éclats dans la pénombre.

– Moi, je n’ai qu’une manière de dire ma pensée. Va selon ton cœur, Muhammad ibn `Abdallâh. Tu peux boire de ce sukar dans du lait de chamelle avec moi ce soir. Ou tu peux suivre ton oncle. Quoi que tu choisisses, demain tu seras celui en qui la veuve bint Khowaylid a placé sa confiance.

Ces mots pétrifièrent Muhammad, comme s’il peinait à les comprendre. Le brouhaha des voix résonnait dans la ruelle derrière les murs. Á présent, tous les invités avaient franchi la porte bleue, grande ouverte sur l’obscurité. La torche brandie, un esclave attendait.

Barrira entraîna Ashemou dans l’ombre de l’appentis de la cuisine et enjoignit aux servantes de s’éloigner de leur maîtresse.

Muhammad murmura :

– Saïda, je n’ai pas de mots pour conter ce qui vient en moi. Et je ne suis…

– Je sais qui tu es, l’interrompit Khadija. Je le sais plus que toi. Mais toi, tu ne connais que saïda bint Khowaylid. Celle qui boira le lait de chamelle avec toi, si ton désir le veut, t’est étrangère.

– Oui.

Muhammad souligna ce mot d’une inclinaison de la tête. Une lueur de la lampe voisine passa sur ses yeux. Khadija en fut ébranlée. Elle comprit que Kawla avait dit vrai. L’homme qu’elle avait devant elle ne savait pas mentir.

Elle se mit à trembler si fort qu’elle recula, s’appuya au tronc du tamaris avant de se laisser glisser sur le tabouret. Muhammad s’approcha vivement. Elle le retint d’une main, sans le regarder.

– Maintenant, tu dois choisir, Muhammad. En homme libre et qui ne doit rien ni à moi ni à ton oncle Abu Talib.

Il lui sembla que Muhammad mettait un temps infini à répondre. Mais peut-être cela ne dura-t-il pas plus que le vol d’un papillon ?

Il s’installa sur le tabouret en face d’elle.

– Quand je suis près de toi, saïda, je sens ta force se lier à la mienne. Elle me soutient et me pousse à être l’homme qu’Al’lat veut que je devienne. Loin de Mekka, cette force, je l’ai sentie aussi. Je suis parti sur la route du pays de Sham avec cette pensée en tête : « La saïda m’a engagé. Elle m’a vu et, au premier geste, elle m’a accordé sa confiance. » Voilà, ce que je pensais. Je croyais faire les choses par devoir envers toi. Mais hier, quand tu m’as accueilli dans cette cour, quand je me suis assis ici, sous ce tamaris, et que tu as porté les yeux sur moi…

Il se tut, laissant son geste exprimer ce qui ne pouvait l’être.

Khadija ne brisa pas le silence. Elle inclina seulement le front. Plus tard, elle raconta que, durant ce court silence, elle avait enfin perdu ses craintes. Elle avait compris qu’ils allaient s’unir, son bien-aimé Muhammad le pauvre et elle, dans la félicité de l’amour. Et pour toujours.

Quand elle put mieux respirer et être certaine que sa voix ne tremblerait pas, Khadija ordonna qu’on ferme la porte principale. Puis elle ne put se retenir de rire un peu nerveusement en demandant à Muhammad si le sukar devait se verser dans le lait avant de chauffer ou après. Il dit :

– Les Perses le versent dans le lait chaud. Mais je connais bien des manières de le goûter.

Il souriait, se mordant les lèvres, lui aussi dans la joie.

Ils s’apaisèrent le temps qu’on apporte deux gobelets brûlants de lait. Khadija lui tendit la bourse de sukar.

– C’est à toi de verser.

Au lieu de prendre la bourse, Muhammad se leva.

– Le lait est trop chaud pour être bu ici. Debout, il hésita à peine avant de tendre la main. Khadija trembla à nouveau. La crainte lui serrait le ventre autant que le désir. Elle chuchota :

– Celui qui passe le seuil de la chambre d’une veuve ne peut être que son époux.

– J’ai choisi.

– Sous la tunique, celle que tu veux connaître n’a plus le corps des filles qui vont avec les caravanes.

– Les filles qui vont avec les caravanes ne seront pas mes épouses, Khadija bint Khowaylid. Si tu me permets de t’appeler ainsi.

Tapies dans l’ombre, Barrira et Ashemou les virent quitter le halo de lumière. La servante devant eux portait la lampe et le plateau avec les gobelets de lait brûlant. Quand ils furent devant la chambre de Khadija, ils laissèrent la servante y pénétrer et y déposer le plateau avant de ressortir. Barrira gémit. Elle venait seulement de découvrir qu’ils se tenaient par la main. Puis Muhammad referma doucement la porte derrière eux.

[image:2,s] Khadija de Marek Halter

Un roman publié chez Robert Laffont

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