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Tunisie: «La justice transitionnelle se fait toujours attendre»

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JOL Press : Plusieurs hauts responsables tunisiens jugés pour la répression pendant la révolution, ont été libérés ou s’apprêtent à quitter leur cellule. La justice est-elle la grande défaite de la « révolution de Jasmin » ?
 

Béligh Nabli : En effet, dans l’affaire dite des « martyrs de la révolution », le tribunal d’appel militaire a ramené de 20 à 3 ans la peine prononcée ultérieurement contre l’ancien chef de la sécurité présidentielle, Ali Siryati: cela signe donc sa libération de fait, puisqu’il a déjà purgé cette peine. Le tribunal a aussi rejeté la plainte déposée contre l’ancien ministre de l’Intérieur, Rafiq Belhaj. Certes, une peine de prison à perpétuité a été prononcée contre l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali. Il n’empêche, ces jugements jettent le trouble au moment où certains personnages de l’ancien régime tentent de trouver leur place sur la nouvelle scène politique en réécrivant l’histoire.

Dans ce contexte, un rapport salutaire de la Banque mondiale vient rappeler en quelques chiffres abrupts la sinistre réalité – économique – de l’ancien régime, celle d’un système de captation des richesses nationales par les clans familiaux du couple présidentiel et ses affiliés. La corruption et la prédation auxquelles s’est adonné l’entourage de l’ex-président Ben Ali et de sa femme Leila Trabelsi sont l’objet de ce rapport intitulé de manière explicite All in the Family, State Capture in Tunisia. Si le tableau qu’il dépeint sur ces 23 années de règne n’est pas pour surprendre les Tunisiens eux-mêmes, les données chiffrées qu’il avance permettent de mieux saisir et mesurer l’ampleur des pertes et dégâts pour une économie nationale qui ne s’en est toujours pas remise. Selon le rapport de la Banque mondiale qui a examiné les comptes de 220 entreprises contrôlées alors par le pouvoir, le clan de l’ex-dictateur encaissait fin 2010 plus de 21 % des bénéfices réalisés par le secteur privé via un réseau d’entreprises placé sous son contrôle direct. Près d’un quart des bénéfices du secteur privé du pays était ainsi capté. Derrière ces procédés de détournement d’ordre économique et financier, il y a également – surtout ! – une atteinte à la dignité de l’État et du peuple souverain.

JOL Press: L’héritage de l’ère Ben Ali est donc encore très prégnant dans la société tunisienne aujourd’hui ?
 

Béligh Nabli : Si le nouveau régime tunisien a confisqué 550 propriétés immobilières, 48 bateaux et yachts, 367 comptes bancaires et près de 400 entreprises appartenant aux clans incriminés, la justice transitionnelle se fait toujours attendre, plus de trois ans après la chute de Ben Ali. La mise en place des mécanismes et actions en matière de justice transitionnelle sont autant de conditions difficiles, mais nécessaires pour tourner la page sombre de cette histoire. Moncef Mazrouki a reconnu depuis Doha, où il participait aux travaux du sommet arabe, que « la Tunisie a échoué à mettre en place une justice transitionnelle ». Les autorités chargées de la transition auraient dû investir ce chantier avec plus de volonté et de force. A défaut, ce dossier continue de peser sur l’avenir du pays et sa capacité à trancher et dépasser les douleurs du passé… encore prégnantes. Dès lors, la loi sur la Justice transitionnelle qui a été adoptée le 14 décembre 2013 mérite toute notre attention. D’autant qu’elle pose question. Donne-t-elle les moyens à l’« instance de la vérité et de la dignité » de remplir sa mission ? Ses membres sauront-ils se montrer à la hauteur de la fonction historique qui leur incombe ? C’est aussi à cette aune que sera jugée la révolution tunisienne…

JOL Press : Qu’est-ce que ces libérations ont suscité dans la société ?
 

Béligh Nabli : Cette décision a soulevé une vague d’indignation et de colère chez les familles des martyrs et des blessés de la Révolution, qui ont crié haut et fort, devant le Tribunal, leur indignation face à cette « injustice ».

La libération des accusés a également provoqué des tensions au sein la classe politique, y compris au sein des islamistes d’Ennahda. Plus prudent, le chef du Gouvernement Mehdi Jomaa a invoqué le principe de séparation des pouvoirs pour éviter de commenter cette décision de justice. Il a néanmoins rappelé que les avocats des victimes peuvent toujours faire appel de ces verdicts. Surtout, des députés de l’Assemblée nationale constituante viennent de réagir en proposant d’instituer un « tribunal spécial », afin de garantir la justice transitionnelle et rendre justice aux familles des martyrs et des blessés de la révolution.

JOL Press : Trois ans après la révolution, la Tunisie est-elle encore déchirée par les tensions sociales et l’instabilité politique ?
 

Béligh Nabli : Les citoyens et les autorités demeurent confrontés à la stratégie du chaos qui guide l’action terroriste des salafo-djihadistes, une stratégie de déstabilisation du pays qui représente encore un risque pour la « normalisation » de la transition démocratique d’un pays déjà empêtré dans une profonde crise économique et sociale. Le sentiment de « désenchantement démocratique » et un discours populiste (ou « anti-classe politique ») gagnent le peuple tunisien. Y répondre suppose des résultats concrets en faveur de l’amélioration de la condition économique et sociale des plus défavorisés (en particulier dans les régions de l’intérieur et dans les banlieues populaires de Tunis), mais aussi des classes moyennes. Le niveau de l’inflation et d’une série de taxes a atteint de telles proportions que les avancées politiques et démocratiques risquent d’être annihilées par les contestations populaires nourries par les défaillances économiques et les régressions sociales. La stratégie du nouveau gouvernement consiste notamment à se tourner vers les bailleurs de fonds internationaux et les investisseurs étrangers – publics et privés – pour faciliter la relance de l’économie nationale et regonfler – même momentanément – les finances publiques nationales.

JOL Press : L’adoption de la nouvelle Constitution tunisienne, le 26 janvier 2014, et la formation d’un nouveau gouvernement permettront-ils de tourner la page Ben Ali  ?
 

Béligh Nabli : Trois ans après la chute du « système Ben Ali-Trabelsi », la Tunisie confirme sa mue politique, certes laborieuse et heurtée, mais réelle. L’adoption de la Constitution de la nouvelle République est un moment est historique. Sa charge symbolique est particulièrement forte pour le pays et un monde arabe traversé par un souffle contestataire né il y a trois ans, en Tunisie déjà. Une avancée certes laborieuse, mais dont l’aboutissement contraste avec les situations syrienne, égyptienne, libyenne…

On assiste en Tunisie à la fois à la conclusion d’une séquence et à l’ouverture d’un nouveau chapitre dans le (long) processus de transition démocratique que connait le pays depuis la chute du régime de Ben Ali (14 janvier 2011). Deux évènements concomitants ont marqué l’accélération de cette phase transitionnelle : d’un côté l’Assemblée nationale constituante (ANC) a fini par atteindre l’objectif pour lequel elle avait été élue il y a plus de deux (adoption de la nouvelle Constitution dans son intégralité, à la majorité de 200 voix contre 12 objections et quatre abstentions), de l’autre Ennahda ne dirige plus le gouvernement (mais reste en position de force au sein de l’ANC). Ces mêmes évènements – l’adoption de la constitution et la nomination d’un gouvernement de « techno-indépendants » – ouvre la voie à l’organisation de nouvelles élections législatives et présidentielle sur fond de pluralisme politique et de liberté de la presse.  Des élections dont d’ailleurs les résultats demeurent pour le moins incertains.

JOL Press : La Constituante tunisienne a ouvert les débats concernant le projet de loi électorale qui définiera le mode de scrutin des prochaines élections législatives et présidentielle… Les élections qui devaient se dérouler en 2014 aura-t-elles vraiment lieu ?
 

Béligh Nabli : Les dispositions transitoires de la nouvelle Constitution prévoient que l’Assemblée nationale constituante continuera d’exister en tant qu’assemblée législative jusqu’à l’élection de l’ « Assemblée des Députés du Peuple ». Il est également précisé que les premières élections présidentielles et législatives devront obligatoirement avoir lieu au moins quatre mois après la mise en place de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE) – chargée de superviser la préparation et le déroulement des opérations électorales et référendaires, dont la désignation des membres s’est achevée courant janvier 2014 – et au plus tard au 31 décembre 2014  Aussi, si ces élections ne pouvaient être organisées à cette date, une révision constitutionnelle serait nécessaire afin de supprimer ce délai devenu obsolète ou en fixer un nouveau. En fait, le respect des délais impartis et la réalisation de la mission de l’ISIE, dépendent d’une bonne coordination avec le gouvernement. Or l’action de ce dernier est elle-même dépendante d’une certaine stabilité politique et institutionnelle, qui n’est pas complètement acquise…

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Béligh Nabli est Directeur de recherche à l’iRIS et auteur de Comprendre le monde arabe, (Editions Armand Colin) 2013

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