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Après trois ans de balbutiements, l’impossible reconstruction libyenne?

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JOL Press : Quelle est la situation politique actuelle en Libye, et avec quels acteurs (le Général Haftar, les milices de Zenten, le CGN, Ahmed Miitiq…) ?
 

Saïd Haddad : La crise  que connaît la Libye est une crise qui n’a cessé de s’aggraver depuis l’adoption de la loi sur l’exclusion politique, en mai 2013. La faiblesse de l’Etat, héritage du passé, est ainsi accentuée par les tensions politiques au sein du pouvoir à Tripoli, le défi des milices, la recrudescence des attentats, des assassinats et des enlèvements, et par la montée des revendications fédéralistes.

C’est une crise où s’imbriquent tous ces facteurs qui se nourrissent mutuellement.  L’élection controversée d’un cinquième premier Ministre  (Ahmed Miitiq) depuis 2011 (le troisième depuis le début de l’année), soutenu par le bloc islamiste, illustre bien les luttes d’influence au sein du pouvoir intérimaire libyen, que cela soit au sein du CGN ou entre ce dernier et le gouvernement. En outre, la décision du CGN de prolonger son mandat, au-delà du 7 février,  a avivé les tensions et provoqué le mécontentement de la population qui lui reproche (ainsi qu’au gouvernement) l’insécurité et l’instabilité politique.  S’y ajoute le défi des milices, nombreuses,  qui s’estiment légataires de la « Révolution du 17 février ». Elles se sont installées dans le paysage politique libyen et, pour une partie d’entre elles, sont devenues autonomes, n’hésitant pas à défier et à faire pression sur l’Etat libyen. Enfin, les revendications fédéralistes viennent également compliquer le tableau général.

C’est dans ce climat, où le pouvoir intérimaire  n’arrive donc pas à s’imposer et où l’armée régulière a du mal à exister, que le Général Haftar a lancé l’opération « Dignité » à Benghazi. Son initiative, qui a le soutien d’une partie de l’armée et des forces de sécurité, vise à la fois à mettre un terme à la violence qui touche Benghazi et à sortir le pays de l’ornière, si l’on en croit ses déclarations ou celles de ses lieutenants ou alliés.  L’alliance de fait avec les milices de Zenten est fondée sur une hostilité commune au CGN, dominé par le bloc islamiste, accusé d’avoir bloqué la transition. La situation évoluant vite, il faudra voir si l’on assiste, dans les prochaines heures ou prochains jours, à une convergence entre Haftar et les siens et le gouvernement intérimaire afin de suspendre le CGN. Cela, bien entendu, si Haftar et les brigades de Zenten gardent la maîtrise des évènements.

JOL Press : Le pays semble de plus en plus isolé à l’extérieur (l’Arabie Saoudite et les Émirats y ferment leurs représentations diplomatiques, l’Algérie ses frontières aux ressortissants libyens…). Pour autant, des pays étrangers interviennent-ils encore (militairement ou politiquement) dans la crise libyenne ?
 

Saïd Haddad : Le 6 mars dernier a eu lieu à Rome une Conférence ministérielle sur le soutien international à la Libye. Les participants ont insisté sur la nécessité d’un dialogue national libyen, sur celle de la lutte contre le trafic d’armes, le rétablissement de la sécurité, la poursuite du processus transitionnel et la relance de l’exploitation des hydrocarbures. Nul doute que ces préoccupations demeurent, en dépit du retrait d’un certain nombre de représentations diplomatiques.

JOL Press : Le problème est-il aujourd’hui l’islamisme radical, qui bloquerait une réelle sortie de crise du pays ?
 

Saïd Haddad : Le général Haftar a placé son offensive sous le signe de la lutte contre le terrorisme islamiste, ce qui lui permet de proposer une lecture facile  et intelligible de la situation, notamment aux pays occidentaux.

Si l’islamisme radical participe de la crise que connaît le pays, s’en tenir à cette seule lecture serait cependant réducteur. L’opération Dignité est aussi une réaction contre la Loi sur l’exclusion politique, et contre l’instrumentalisation qui a été faite d’une revendication jugée légitime (demander des comptes aux anciens responsables du pays, et juger ceux qui sont convaincus de crime)  par les islamistes au CGN et une partie des milices. La fin des violences qui touchent notamment Benghazi participe de cette initiative.

L’édification d’un Etat de droit, stable, est le véritable défi, et ce depuis la chute de Kadhafi. La fin de l’insécurité, l’intégration des anciens combattants, la récupération des armes et l’instauration d’un véritable dialogue national sont les principales conditions pour une sortie de crise. C’est un véritable chantier pour le peuple libyen qui aura besoin d’un véritable soutien international.

JOL Press : L’économie du pays est-elle complètement exsangue (on a vu les difficultés à voter le budget de cette année 2014) ?
 

Saïd Haddad : La  Libye est un pays riche potentiellement, bien doté en ressources hydrocarbures. Cependant, la crise politique et le bras de fer engagé avec une milice tout au long du deuxième semestre de l’année 2013 ont privé l’Etat libyen d’une partie de ses revenus, faisant chuter la production pétrolière et contracté l’économie.

Dans ce climat incertain sur le plan politique, sécuritaire et juridique, il est extrêmement difficile de relancer l’économie et d’attirer des partenaires étrangers. Les luttes politiques sont aussi à l’origine des difficultés à voter le budget. C’est une raison de plus du mécontentement d’une partie des Libyens à l’égard de ce CGN.

Propos recueillis par Romain de Lacoste pour JOL Press

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Saïd Haddad est docteur en science politique, maître de conférences aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, chercheur associé à l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (IREMAM) et responsable de la rubrique « Libye » pour la revue L’Année du Maghreb

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