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Ce que l’abstention révèle du système institutionnel européen

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Combien de citoyens européens savent ce qu’est la Commission européenne ? (shutterstock.com)

Selon un sondage CSA pour BFM TV et le groupe Nice Matin, paru fin avril, le taux d’abstention devrait être fort puisque seuls 35% des Français se disent « tout à fait certains d’aller voter », à l’occasion de ces européennes. Ils sont 52% dans la tranche d’âge 65 ans et plus, contre 19% des 18-24 ans.

JOL Press : Quels sont les signes précurseurs d’une abstention ?
 

Jean-Yves Dormagen : Certains indicateurs permettent de penser que l’abstention sera forte à l’occasion de ces élections. Il suffit déjà de voir le taux d’abstention des dernières élections européennes. A chaque nouvelle élection le taux d’abstention n’a fait qu’augmenter : en France, on est passé de 39,3% en 1979 à 59,3% en 2009. Cette année, nous constatons, par ailleurs, une vraie indifférence des citoyens à l’égard de ces élections.

Une multitude de facteurs peut expliquer ce phénomène. Ces élections sont tout d’abord très peu présentes dans les médias et notamment dans les grandes chaînes de télévision généralistes qui touchent le public le plus large. L’institut CSA a comparé la couverture par les journaux de 20h de TF1 et de France 2 de l’ensemble des campagnes présidentielles, législatives, régionales et européennes organisées depuis 1981. Et selon son rapport, dans les deux mois précédents le scrutin, 10% de la durée des JT est consacrée aux élections européennes, contre 12% pour les régionales, 18% pour les législatives et 25% pour les présidentielles. Ce n’est donc pas très étonnant que les électeurs finissent par se désintéresser de ce scrutin.

En France, seules La chaîne parlementaire (LCP-AN/Public Sénat) et I-Télé ont diffusé le débat entre les cinq candidats à la présidence de la Commission. C’est assez significatif.

JOL Press : Selon vous, les partis extrêmes en Europe seront-ils avantagés par cette abstention ?
 

Jean-Yves Dormagen : J’ai tendance à penser que les extrêmes pâtiront de cette abstention pour des raisons sociologiques. Quand vous avez 40% de participation électorale, vous avez des effets de sélection sociale très importants qui s’exercent sur le corps électoral. L’électorat vieilli : aux européennes, ce sont les personnes les plus âgées qui votent le plus. Le niveau d’étude entre aussi en compte, les diplômés votent beaucoup plus aux européennes que les non-diplômés, c’est-à-dire que le corps électoral qui se déplace à l’occasion des européennes est beaucoup plus diplômé que le reste de la population. Une sélection se fait aussi par la catégorie sociale : les cadres votent nettement plus que les ouvriers.

Très logiquement, les partis politiques dont l’électorat est jeune, peu diplômé et populaire sont défavorisés par l’abstention.  Le Front de gauche dont l’électorat est plutôt jeune devrait pâtir de l’abstention. De même, si l’on en croit les sondages, le portrait type de l’électeur frontiste parait à haut potentiel abstentionniste : un homme jeune, peu diplômée, de milieu populaire. Un score très élevé  du Front National malgré une abstention record serait donc surprenant et indiquerait sans doute que la sociologie de l’électorat frontiste est plus diversifiée qu’on ne le croit habituellement.

JOL Press : Comment s’organisent les pays de l’Union pour lutter contre l’abstention ?
 

Jean-Yves Dormagen : Pour s’organiser ils doivent identifier les causes de l’abstention massive et il n’y a de toute façon pas de solution politique miracle. Dans nos sociétés, les électeurs sont encore plus dépendants qu’avant des médias, or les télévisions, comme nous l’avons dit, couvrent très mal ces élections.

Il y a, par ailleurs, un problème majeur de connaissance de l’élection : si vous faisiez une étude le jour du scrutin, vous vous apercevriez sans doute qu’un nombre non négligeable de citoyens européens ne sait même pas qu’il y a une élection. Si, après, vous essayez de tester leur niveau de compréhension et de connaissance du scrutin, vous constateriez sans doute que la plupart d’entre eux ne savent pas très bien de quoi il s’agit exactement. Ils ne savent pas qui ils élisent et quelles sont les prérogatives de ces élus. Comment s’intéresser à une élection dont on ne comprend ni le sens, ni les enjeux ?

Combien de citoyens européens savent, par exemple, que le Parlement européen exerce un rôle dans la désignation du président de la Commission européenne ? Combien de citoyens européens savent ce qu’est la Commission européenne ? Pour mobiliser les citoyens, il faudrait rendre le système beaucoup plus lisible et la politique européenne bien moins abstraite et moins complexe. Si vous faisiez un sondage, à l’échelle européenne, vous constateriez que très peu d’Européens connaissent Martin Schulz, candidat à la présidence de la Commission du Parti socialiste européen ou Jean-Claude Juncker, qui représentera le Parti populaire européen.

JOL Press : En 2009, en Slovaquie, un peu plus de 80% des électeurs avaient boudé les urnes et le taux d’abstention avait été en moyenne de 57% dans l’UE. Qu’est-ce que cela révèle du scrutin ?
 

Jean-Yves Dormagen : Je suis presque certain que si on faisait une étude sociologique en Slovaquie, on confirmerait ce que je vous ai dit précédemment : lorsque l’abstention atteint de tels taux, ce sont essentiellement les plus éduqués et les plus âgées qui continuent à  se déplacer pour voter. La question que posent alors ces forts taux d’abstention c’est la légitimité des élus européens car ils ne sont plus désignés par un corps électoral représentatif de la population. Si l’abstention devait atteindre des sommets dimanche, le Parlement européen en sortirait d’ailleurs sans doute encore affaibli.

Cette abstention dit aussi bien évidemment quelque chose de l’indifférence massive qui accompagne l’élection à cause de l’illisibilité du scrutin. Le fait que les institutions européennes soient méconnues, le système politique européen assez ésotérique et donc les élections au Parlement européen difficiles à déchiffrer pour le plus grand nombre favorise une sorte de détournement du scrutin. Un peu à la manière de ce que l’on observe lors de certains référendums. Les partis d’opposition se servent, par exemple, de ce scrutin pour inviter les citoyens à sanctionner le pouvoir en place. Aux référendums, on répond rarement à la question posée, aux européennes c’est encore moins le cas.

Une chose est sure également : le soir des élections européennes, les commentateurs se concentreront sur les résultats nationaux. C’est un peu comme si aux élections législatives, les Languedociens ou les Bretons ne s’intéressaient qu’aux résultats en Languedoc-Roussillon ou en Bretagne. Les élections européennes restent une somme d’élections nationales. Ce qui montre bien à quel point la démocratie européenne n’a au final que peu progressé depuis les premières élections de 1979.  

JOL Press : Les institutions européennes sont-elles responsables de cet état de fait ?
 

Jean-Yves Dormagen : Il n’y a pas de nation européenne, il n’y a pas de conscience forte d’être européen, il n’y a pas de langue commune ce qui complique l’européanisation des campagnes et peut-être plus problématique encore l’Union européenne n’est pas régit par une authentique logique démocratique…  On demande aux citoyens d’élire un parlement dont les pouvoirs restent limités au sein d’un système dominés par les gouvernements nationaux et des institutions « indépendantes » telles que la BCE.

Enfin, si les médias, et les grandes chaînes de télévision en particulier, ont une part de responsabilité dans le désintérêt de la population pour le scrutin à venir, les partis politiques sont eux aussi responsables lorsqu’ils présentent des candidats inconnus du grand public dont certains ne siègent même pas au Parlement une fois élus. Comment tout cela pourrait-il encourager la mobilisation électorale ? 

Propos recueillis par Marine Tertrais pour JOL Press

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